LE MONDE du 10 octobre

DÉCRYPTAGES Inflation des prix du gaz et de l’électricité, réchauffement climatique… Ces cinq dernières années, l’atome retrouve un peu de crédit auprès des politiques et d’investisseurs audacieux, Chine en tête. Mais les problématiques financières et technologiques demeurent.

On pourrait presque se croire propulsé vingt ans en arrière, lorsque la sulfureuse Anne Lauvergeon, alors patronne d’Areva, proclamait la « renaissance » du nucléaire et promettait des ventes d’EPR par dizaines. Certes, ce n’est pas aussi flamboyant qu’à l’époque. Mais depuis quelque temps, une petite musique gagne du terrain dans les milieux d’affaires et les QG de campagne parisiens, qui contraste avec les récriminations passées.

Ces derniers mois, les termes « industrie stratégique », « souveraineté énergétique », « sécurité d’approvisionnement » ont en effet supplanté dans le débat public les « fiascos » et « déboires » de la filière nucléaire. En juillet, en visite en Polynésie, Emmanuel Macron, prudent sur le sujet, érigeait le nucléaire en véritable « chance » pour la nation. Quelques semaines plus tard, on apprenait que les activités nucléaires de General Electric, cédées par Alstom en 2015 en pleine déconfiture de la filière, pourraient repasser sous pavillon tricolore.

Sans doute la guerre de haute lutte que mène actuellement la France à Bruxelles pour faire inclure le nucléaire dans la liste des investissements verts européens a-t-elle contribué à resserrer les rangs autour de l’industrie tricolore du nucléaire. Ce qui est sûr, c’est qu’entre les pro (Xavier Bertrand, Valérie Pécresse, Eric Zemmour, Marine le Pen, Arnaud Montebourg) et les anti (Jean-Luc Mélenchon, Yannick Jadot, Anne Hidalgo), les débats de la prochaine élection promettent d’être électriques.

Il faut dire qu’en cinq ans le climat s’est sensiblement amélioré pour l’énergie atomique… En cause, bien sûr, l’inexorable hausse des températures mondiales, et l’idée désormais croissante qu’on ne pourra pas tenir la trajectoire de 1,5 °C supplémentaire à horizon 2050 sans nucléaire. « Que ce soit l’AIE [Agence internationale de l’énergie] ou le GIEC [Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat], toutes les instances internationales en conviennent : pour réduire nos émissions de gaz à effet de serre, il faut électrifier nos usages, et donc augmenter toutes les sources de production d’électricité décarbonée, y compris le nucléaire », explique Marc-Antoine Eyl-Mazzega, directeur du centre énergie et climat de l’Institut français des relations internationales (IFRI).

« De nombreux Etats découvrent à quel point la hausse de la demande d’électricité va devenir problématique à l’avenir »
Jacques Percebois, fondateur du Creden

Même les investisseurs, qui avaient déserté ce secteur moribond, se remettent à y croire. Ces dernières années, ils ont investi massivement dans les petits réacteurs modulaires, les fameux SMR, présentés comme l’avenir du nucléaire. Parmi eux, le fondateur de Microsoft, Bill Gates, s’est même érigé en l’un des plus fervents défenseurs de l’atome. « Au fond, l’idée qui domine aujourd’hui n’est plus d’opposer le nucléaire au solaire et à l’éolien, mais de faire du nucléaire le complément pilotable indispensable au déploiement des renouvelables », explique Pierre-Louis Brenac, consultant énergie chez Sia Partners.

C’est une autre dimension que la crise actuelle des prix de l’énergie vient d’ailleurs de rappeler. « Exposés à la flambée des prix, de nombreux Etats découvrent à quel point la hausse de la demande d’électricité va devenir problématique à l’avenir, à la fois en termes de stabilité des prix, et de sécurité énergétique », explique Jacques Percebois, fondateur du Centre de recherche en économie et droit de l’énergie (Creden). La Chine, qui vient de subir de gigantesques pannes de courant, n’est pas la seule concernée par ces problèmes d’approvisionnement. L’an dernier, plusieurs pays d’Europe de l’Est ont évité de justesse un black-out. « Or, pour ces pays, la sortie du charbon se traduit par une dépendance trop forte au gaz. C’est pourquoi ils sont nombreux, à l’image de la Pologne, à se tourner aujourd’hui vers le nucléaire », détaille Xavier Ursat, le directeur exécutif du nouveau nucléaire chez EDF, qui espère bien compter ces Etats comme clients.

Alors, après l’hiver qui a suivi Fukushima, va-t-on assister à un nouveau printemps du nucléaire ? Pour l’heure, il faut raison garder. « Déjà parce que, contrairement à une idée reçue, il n’y a pas eu d’arrêt du nucléaire depuis 2011, mais un déplacement de son centre de gravité vers l’Asie », explique Marco Baroni, consultant chez Enel. Sur les 59 réacteurs dont la construction a démarré depuis Fukushima, 28 notamment sont chinois.

Problèmes de surcoûts, gestions calamiteuses

Ensuite parce que, pour le moment, rien dans les chiffres n’atteste d’un éventuel rebond. L’an dernier, il y a eu à peu près autant de fermetures de centrales que d’ouvertures. Et globalement, depuis la fin des années 2000, la part du nucléaire dans la production d’électricité stagne autour de 10 %. « En réalité, aujourd’hui, la question n’est pas tant de savoir s’il va y avoir une explosion du nucléaire au niveau mondial, que de s’assurer qu’on va réussir à préserver les capacités existantes, notamment dans les vieilles puissances de l’atome », souligne Marc-Antoine Eyl-Mazzega, de l’IFRI.

Empêtrées dans des problèmes de surcoûts, et des gestions de chantier calamiteuses, ces dernières semblent tétanisées à l’idée de statuer sur l’avenir de leur parc. Entre le renchérissement des normes de sûreté post-Fukushima et les dérives de l’EPR (Flamanville, OL3), le nucléaire est devenu exorbitant pour les finances publiques, au point de poser un véritable problème d’acceptabilité sociale. Illustration au Royaume-Uni, où le gouvernement s’est fait accuser de racheter trop cher l’électricité sortie d’Hinkley Point« Aujourd’hui, le coût du capital représente 50 % du prix du nucléaire. Les Etats cherchent par tous les moyens à faire baisser ce prix, notamment en faisant évoluer les modalités des contrats, mais, pour l’instant, aucun n’a trouvé la formule », observe Nicolas Goldberg, consultant chez Colombus.

Sur le fond surtout, une question assez simple demeure : alors que plus personne (ou presque) ne doute de l’utilité de prolonger les centrales existantes (dès lors, bien sûr, que leur sûreté est assurée), est-il vraiment urgent d’investir dans de nouvelles technologies qui risquent d’être dépassées dans les décennies à venir, au profit des renouvelables toujours moins chères, moins controversées et appropriables par tous ?

La Commission européenne doit statuer très prochainement sur la liste des investissements qui bénéficieront du label durable

En France par exemple, où EDF espère installer six EPR2 (théoriquement moins chers que l’EPR), les débats font toujours rage pour savoir si, d’ici à 2050, un scénario 100 % renouvelable ne serait pas envisageable, et in fine moins coûteux pour le contribuable. Des projections chiffrées doivent prochainement être fournies par Réseau de transport d’électricité. Mais les professionnels de l’atome semblent confiants. « Les technologies de stockage ne sont pas assez abouties pour qu’on puisse se passer du nucléaire », estime Stéphane Sarrade, directeur des programmes énergie bas carbone au Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives. Et Marco Baroni d’ajouter : « La plupart du temps, les comparaisons chiffrées qui circulent sont du pur lobbying, car les coûts des systèmes électriques varient d’un réseau à l’autre. »

Cette inflation des prix du nucléaire explique en tout cas les violentes discussions qui opposent la France et l’Allemagne autour de la taxonomie européenne. La Commission doit statuer très prochainement sur la liste des investissements qui bénéficieront du label durable. Si elle refuse d’y intégrer le nucléaire, ses conditions financières risquent de s’en trouver encore une fois alourdies. « Le risque serait de surenchérir le coût du nucléaire français ou européen alors que les autres filières, russe, chinoise ou américaine, non soumises à la taxonomie européenne, pourraient trouver plus aisément des financements », dénonceXavier Ursat. Avant d’ajouter : « Ce serait une catastrophe, et pour le climat, et pour la souveraineté européenne. » Lobbying contre lobbying…

Pendant que l’Europe s’écharpe sur les différentes nuances de vert du nucléaire, le reste du monde, lui, cherche à écrire son avenir. Ces dernières années, la Chine a accéléré ses recherches dans les réacteurs de quatrième génération, censés fermer le cycle du combustible et réduire drastiquement la quantité de déchets produite. Fin septembre, elle a annoncé qu’elle venait d’achever la construction du premier « réacteur propre au monde », avec une commercialisation prévue en 2030. Par ailleurs, pour répondre à ces problèmes de coûts, l’industrie a développé ces dernières années les SMR, ces petits réacteurs modulaires de 30 à 350 mégawatts (MW), beaucoup moins puissants que les EPR (1000-1700 MW), et beaucoup plus maniables. Preuve de l’engouement qu’ils suscitent, 72 projets, de troisième ou quatrième génération, sont actuellement en cours dans le monde, dont un en France (Nuward), porté par plusieurs industriels dont EDF.

La Russie et la Chine font la course en tête

Pour l’heure, la Russie, qui est la seule à avoir un SMR opérationnel, et la Chine, qui affirme qu’elle sera la première à fournir une solution commerciale, font la course en tête. Mais les Etats-Unis sont bien déterminés à rattraper leur retard. Depuis 2012, le département de l’énergie américain a investi 1,2 milliard de dollars dans divers programmes de SMR, et prévoit de doubler la mise dans les années à venir.

Pour les Américains, l’enjeu est à la fois de répondre au renouvellement du parc existant (le plus important au monde), mais aussi et surtout de replacer ses pions sur l’échiquier géopolitique du nucléaire« Avec l’AP1000, qui a rencontré les mêmes déboires que l’EPR, les Américains ont perdu la main sur cette industrie dans laquelle ils étaient les champions incontestés. Avec les SMR, qui sont en train de prendre une place centrale dans les virées diplomatiques, ils espèrent contrer l’assaut des Russes et des Chinois dans le nucléaire », observe Marc-Antoine Eyl-Mazegga.

Et puis, avec cette nouvelle offre, l’objectif est aussi d’ouvrir de nouveaux marchés : des Etats, petites villes ou grosses industries, qui jusqu’à présent n’avaient pas de réseaux suffisamment robustes pour héberger de grosses centrales, pourraient demain devenir acheteurs. De nombreux pays auraient déjà manifesté leur intérêt, comme le Sri Lanka, le Kenya, l’Ouganda ou encore la Jordanie. Mais l’hypothèse est jugée peu crédible par les antinucléaires, qui y voient surtout le dernier fantasme sur papier d’une industrie en panne d’idées. « Comment, alors que les technologies renouvelables avancent à toute allure, peut-on espérer vendre des réacteurs nucléaires à des Etats qui n’ont ni autorité de sûreté, ni filière de gestion des déchets ? C’est un non-sens historique », s’emporte Yves Marignac, porte-parole de l’association Négawatt.

« L’arrivée des start-up et des milliardaires »

De leur côté, les investisseurs privés, qui financent une grande partie de ces projets, semblent y croire. Depuis 2006, Bill Gates, le plus illustre d’entre eux, développe, à travers sa start-up TerraPower, Natrium, un petit réacteur à sels fondus de 350 MW de quatrième génération, répondant à la fois aux promesses de la petite taille et de la limitation des déchets. L’entreprise vient d’annoncer qu’elle allait développer son premier prototype dans l’Etat du Wyoming, et promet une commercialisation dans moins de dix ans. « Cette dynamique est assez excitante, car, sans forcément développer des innovations, l’arrivée des start-up et des milliardaires dans cette industrie du temps long pourrait permettre d’accélérer le déploiement et la mise sur le marché de certaines technologies », estime Stéphane Sarrade.

Industriels, scientifiques, chercheurs, tous ont a l’esprit l’exemple de la conquête aérospatiale, dopée par la montée en puissance des milliardaires de la tech, Elon Musk (SpaceX) et Jeff Bezos (Blue Origin). Cet été, la première fortune mondiale a d’ailleurs ravivé les fantasmes, en investissant dans un ambitieux programme de fusion nucléaire. « Si l’on prend l’exemple de la fusion justement, l’avancée la plus excitante de ces dernières années a été réalisée par une start-up incubée par le MIT [Massachusetts Institute of Technology]», relate Gregg De Temmerman, docteur en physique expérimentale.

Finalement, n’est-ce pas d’un Elon Musk du nucléaire dont l’industrie a besoin si elle veut renaître ? Toujours aussi technophile, c’est en tout cas ce que semble penser le président de la République, qui en a appelé récemment aux entrepreneurs français pour porter le projet du futur SMR tricolore. Selon nos informations, un riche entrepreneur français de l’énergie serait très intéressé. Juste avant la présidentielle, l’effet de com en tout cas serait assuré.

Le nouveau printemps du nucléaire