En alertant sur la situation inquiétante pour l’avenir de l’humanité et en appelant à des politiques volontaristes pour assurer le bien-être de tous, Les limites à la croissance a fait l’effet d’une bombe en 1972.

Jorgen Randers, Donella Meadows, Dennis Meadows et William Behrens avec Jay Forrester (2e à gauche). PHOTO : THE DONELLA MEADOWS PROJECT

Par Gérard Vindt

Avant même que survienne le premier choc pétrolier de 1973, bien avant que l’impact dramatique de l’activité humaine sur les écosystèmes et sur le climat soit devenu un sujet de préoccupation majeur, la publication du rapport Meadows à New York en mars 1972 fait grand bruit. Il est rédigé par quatre chercheurs du Massachusetts Institute of Technology (MIT) spécialistes de la dynamique des systèmes, Donella Meadows, Dennis Meadows, Jorgen Randers et William Behrens, qui présentent les résultats d’une recherche réalisée par 17 scientifiques de six pays (surtout des Etats-Unis, mais aussi d’Allemagne, d’Inde, d’Iran, de Norvège et de Turquie) sous la direction de Dennis Meadows, alors âgé de 30 ans.

Commandé par le Club de Rome (un think tank d’industriels, de scientifiques, de hauts fonctionnaires internationaux), ce rapport donne une base scientifique aux inquiétudes liées à l’évolution incontrôlée de cinq paramètres déterminants pour l’avenir de l’humanité : l’accélération de l’industrialisation, la croissance de la population, l’extension de la malnutrition, la réduction des ressources non renouvelables et la détérioration de l’environnement.

Les multiples limites à la croissance

Partant du constat chiffré de la croissance exponentielle de ces différentes variables, les chercheurs étudient les limites pour chacune d’entre elles. En faisant tourner sur ordinateur un modèle mis au point par Jay Forrester pour étudier les variations des cinq paramètres et leurs interactions, ils formulent plusieurs scénarios : tous, à plus ou moins long terme, finissent par se heurter à des limites qui stoppent les processus de croissance.

Dans le scénario « standard », sans changement majeur dans le système actuel, la croissance de la population et de la production industrielle sera certainement stoppée au plus tard pendant le XXIe siècle par manque de ressources. Si l’on admet que la durée des ressources disponibles est doublée, dans ce cas, la première limite atteinte sera celle de la pollution, causée par un dépassement de la capacité d’absorption de l’environnement, entraînant hausse de la mortalité et carences alimentaires.

Même dans le scénario le plus « optimiste » supposant des ressources illimitées, un contrôle de la pollution, une croissance de la production alimentaire et un contrôle des naissances, la croissance incessante de la production et de la consommation se heurtera avant 2100 à trois crises simultanées : surexploitation des sols entraînant érosion et baisse de la production alimentaire, surexploitation des ressources par une population mondiale à haute consommation, explosion de la pollution entraînant une hausse de la mortalité.

Le mirage technologique

A tous ceux, alors sans doute très majoritaires, qui imaginent que les progrès technologiques sauront répondre aux défis, le rapport fait sien la devise d’un club écologiste américain : « Pas d’opposition aveugle au progrès mais opposition au progrès aveugle. » En effet, même en supposant que le nucléaire résolve le problème de l’énergie et que l’on ne soit pas limité en ressources, la production croissante entraînera une forte augmentation de la pollution : le coût pour la combattre sera alors très élevé, au détriment d’autres investissements dans des domaines vitaux.

Pour les auteurs, « la confiance dans la technologie comme solution ultime à tous les problèmes détourne notre attention du problème le plus fondamental – celui de la croissance dans un système fini – et nous empêche d’entreprendre des actions effectives pour le résoudre. Il faudra alors réagir dans l’urgence, et ce sera beaucoup plus douloureux que si la société avait fait elle-même ses choix ».

Les changements nécessaires

L’humanité est donc à l’heure des choix, « ce qui entraînera certainement de profonds changements dans les structures économiques et sociales qui ont imprégné la culture humaine au long des siècles de croissance ».

Les auteurs esquissent ces « profonds changements » : il faut tendre vers un « état d’équilibre global »« un système durable sans effondrement soudain et incontrôlable, capable de satisfaire les besoins matériels de base de tous les peuples ». Dans cet état d’équilibre, la population et le capital investi dans les services, l’industrie, l’agriculture doivent cesser de croître. En revanche, toutes les activités qui ne requièrent pas de puiser largement dans des ressources non remplaçables ou qui ne produisent pas de sévères dégradations de l’environnement peuvent continuer à croître indéfiniment : « Education, art, musique, religion, recherche scientifique fondamentale, sports, interactions sociales pourront fleurir. »

Le rapport, adressé d’abord aux décideurs, cherche à les convaincre, chiffres à l’appui, qu’il est urgent d’agir, que le modèle de croissance actuel accroît le fossé entre riches et pauvres, provoque famines et misère, et à plus long terme mène à la catastrophe.

« Dans le passé, écrivent ses auteurs, l’idée que l’on pouvait repousser les limites au lieu de vivre avec a été confortée par l’apparente immensité de la Terre et de ses ressources et par la relative petitesse de l’homme et ses activités. »

Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Et il y a urgence d’autant plus qu’il y a une forte inertie du système : il s’agit d’agir maintenant pour modifier la donne dans quelques décennies. Et d’appeler à un large débat démocratique sur ce sujet qui n’est rien d’autre que l’avenir de l’humanité.

Un message peu écouté

Cet appel a-t-il été alors entendu ? Il entre certes en résonance avec le premier Sommet de la Terre organisé par l’Organisation des Nations unies (ONU) à Stockholm, en juin 1972. Mais rares sont ceux qui, comme le commissaire européen Sicco Mansholt, sonnent l’alerte : « Cela a été pour moi une révélation terrible. J’ai compris qu’il était impossible de s’en tirer par des adaptations : c’est l’ensemble de notre système qu’il faut revoir, sa philosophie qu’il faut radicalement changer. » Et les réactions hostiles dominent, chez les économistes comme chez les politiques. Il faut dire que le rapport Meadows est à rebours des credo productivistes à gauche comme à droite.

Les auteurs du rapport n’en continuent pas moins de travailler. En 1992, ils publient une mise à jour de leur rapport, Beyond the Limits (Au-delà des limites) : l’humanité a déjà dépassé les limites de ce que la planète peut supporter. Il est urgent de revenir en arrière. En 2004, une nouvelle mise à jour paraît (The Limits to Growth. The 30-Year Update), utilisant une modélisation informatique plus perfectionnée. Le constat est hélas plus pessimiste : l’humanité et ses décideurs, malgré un début de prise de conscience, en particulier sur le changement climatique (le Giec est fondé en 1990), n’ont pas pris de décisions à la mesure des enjeux. Les retards accumulés pour appliquer les bonnes résolutions de la COP 21 sur le climat, tenue à Paris en 2015, continueront à le montrer.

Déjà depuis 1999, l’activité humaine, par son « empreinte écologique » – définie par Mathis Wackernagel en 1994 –, a dépassé de 20 % ce que la Terre peut fournir comme ressources et absorber comme émissions. En 2000, le chimiste Paul Crutzen et le biologiste Eugène Stoermer, constatant que l’homme est devenu le principal responsable des déséquilibres naturels de la planète, y voient l’entrée dans une nouvelle ère, « l’anthropocène ». Et l’alerte lancée par les scientifiques du MIT il y a cinquante ans est plus que jamais d’actualité. En 2008, le chercheur australien Graham M. Turner compare les scénarios des Meadows de 1972 avec trente ans de données (1970-2000) : il retrouve les projections du scénario standard (c’est-à-dire sans changement fondamental) de The Limits to Growth.

En 2020, la chercheuse américaine Gaya Herrington confirme la pertinence de deux des scénarios initiaux du rapport Meadows qui conduisent à un arrêt de la croissance mondiale, et pense que le scénario optimiste, celui du « monde stabilisé », est encore possible en limitant la croissance économique. Tout espoir n’est pas perdu, nous dit lui aussi, encore aujourd’hui, Dennis Meadows : le pire, l’effondrement, n’est jamais sûr. Mais il y a urgence.

Une nouvelle édition trente ans après

En 2004, le rapport Meadows a été actualisé, mais sa traduction en français n’a jamais été publiée. C’est chose faite cette année par les éditions de la Rue de l’échiquier. L’ouvrage est introduit par une préface écrite en décembre 2021 par Dennis Meadows lui-même. C’est la seule édition du rapport disponible en français étant donné que celle initiale de 1972, publiée par Fayard sous le titre discutable Halte à la croissance ?, n’a pas été rééditée.

Les conclusions sont les mêmes qu’en 1972… « en beaucoup plus pessimistes » : « Nous n’avons plus trente ans à perdre : il va falloir procéder à de nombreux changements si nous voulons qu’au dépassement actuel [des limites] ne succède pas un effondrement lors du XXIe siècle », écrivaient en 2004 les auteurs.

UNE NOUVELLE ÉDITION TRENTE ANS APRÈS

En 2004, le rapport Meadows a été actualisé, mais sa traduction en français n’a jamais été publiée. C’est chose faite cette année par les éditions de la Rue de l’échiquier. L’ouvrage est introduit par une préface écrite en décembre 2021 par Dennis Meadows lui-même. C’est la seule édition du rapport disponible en français étant donné que celle initiale de 1972, publiée par Fayard sous le titre discutable Halte à la croissance ?, n’a pas été rééditée.

Les conclusions sont les mêmes qu’en 1972… « en beaucoup plus pessimistes » : « Nous n’avons plus trente ans à perdre : il va falloir procéder à de nombreux changements si nous voulons qu’au dépassement actuel [des limites] ne succède pas un effondrement lors du XXIe siècle », écrivaient en 2004 les auteurs.

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Gérard Vindt

Il y a cinquante ans, le rapport Meadows abattait le mythe de la croissance infinie