Phyteis est accusée d’avoir brandi des chiffres sans fondement d’emplois menacés pour combattre l’interdiction de la production de certains pesticides toxiques sur le sol français.
LE MONDE : Un lobby peut-il avancer des informations mensongères auprès des parlementaires pour sauvegarder les intérêts qu’il défend ? Pour la première fois, le Sénat a répondu par la négative, en critiquant le comportement de Phyteis, l’organisation représentative des producteurs de produits phytosanitaires, accusée d’avoir mené un chantage à l’emploi imaginaire pour combattre l’interdiction de la production de certains pesticides sur le sol français.
Dans une décision rendue mercredi 3 mai, dont Le Monde a pris connaissance, le président du Sénat, Gérard Larcher, a « mis en demeure » Phyteis de se conformer aux obligations déontologiques de probité applicables aux lobbyistes depuis la loi Sapin 2. A l’issue d’une procédure contradictoire, le comité de déontologie du Sénat a estimé que l’organisation avait « manqué de rigueur et de prudence » dans son activité de lobbying.
Pendant les discussions sur la loi Pacte, en 2018-2019, Phyteis – alors connue sous le nom d’Union des industries de la protection des plantes – avait combattu vigoureusement l’interdiction de produire, stocker et faire circuler en France des pesticides interdits dans l’Union européenne en raison de leur toxicité. Brandissant la menace de la destruction de 2 700 emplois « directs » et 1 000 emplois « indirects » dans la filière, qui continue d’exporter ces substances dans des pays en développement, l’organisation avait pris contact avec une douzaine de sénateurs pour les convaincre de déposer des amendements favorables à ses intérêts, tout en s’activant en parallèle auprès du premier ministre.
Un lobbying fructueux dans un premier temps
Ce lobbying s’est avéré efficace, puisque l’interdiction a finalement été écartée à l’issue du vote du Sénat, avec le soutien du gouvernement. « Les sénateurs ayant déposé l’amendement se sont fondés sur des informations issues de professionnels, qu’ils ont reprises de bonne foi dans leur exposé des motifs », relève le comité de déontologie.
Or, la réalité de ces chiffres a été sérieusement mise en doute en janvier par une enquête du média d’investigation Le Poulpe, auprès duquel de nombreux fabricants de produits phytosanitaires ont reconnu en creux que les menaces brandies par leur organisation représentative relevaient du fantasme. De fait, l’interdiction de la production de ces pesticides, finalement entrée en vigueur en 2022 à la faveur d’une décision du Conseil constitutionnel, n’a eu aucun effet sur le niveau d’emploi dans les sites industriels concernés.
Saisi par quatre ONG à la suite de ces révélations, le comité de déontologie du Sénat a enquêté pendant plusieurs semaines avant d’aboutir à une conclusion sans appel : Phyteis « n’a pas été en mesure d’expliquer de manière objective et chiffrée la méthodologie utilisée pour calculer l’estimation [des emplois] menacés par la mesure d’interdiction ». Dans son avis, le comité s’agace du manque de coopération de Phyteis, qui s’est abrité derrière le secret des affaires pour refuser de lui communiquer certaines informations.
Dans sa réponse au comité de déontologie, la directrice générale de Phyteis, Emmanuelle Pabolleta, a tout de même reconnu que l’évaluation des 2 700 emplois menacés correspondait en réalité à « la quasi-totalité des emplois permanents des sites de production situés en France », dont la plupart ne risquaient pas d’être touchés par la mesure d’interdiction. Un aveu qui tranche avec le ton péremptoire du communiqué publié après l’article du Poulpe, qui défendait le sérieux de ce chiffre.
Coup dur pour la crédibilité des lobbys
Si cette mise en demeure, purement symbolique, n’est assortie d’aucune sanction, elle constitue un précédent important aux yeux de Kévin Gernier, chargé de plaidoyer à Transparency International, l’une des ONG qui avaient saisi le Sénat : « La question est de savoir si on peut faire confiance aux lobbys quand ils participent au débat démocratique. Cette décision vient acter le manque de sincérité de la part de Phyteis, en rappelant que les lobbys sont redevables quand ils jouent sur la corde du chantage à l’emploi. Ça peut les pousser à faire preuve de plus de sérieux à l’avenir. » Testez votre culture générale avec la rédaction du « Monde » Découvrir
La décision du Sénat est un coup dur pour Phyteis, premier à faire les frais de ce nouveau cadre déontologique introduit en 2016, après une première procédure classée sans suite contre Monsanto en 2019. Phyteis cherche actuellement à peser sur plusieurs dossiers brûlants, dont le futur règlement européen sur l’utilisation des pesticides, tout en naviguant avec les règles de plus en plus strictes encadrant les activités de lobbying.
Selon une correspondance obtenue par Le Monde, son président, Bruno Baranne, également patron de la firme Syngenta en France, s’est vu refuser en novembre un rendez-vous avec le ministre de l’agriculture en raison de préoccupations « déontologiques ». Marc Fesneau craignait la présence de la lobbyiste en chef de Phyteis, Eleonore Lepettre, qui a été sa proche conseillère pendant cinq ans. Au moment de son « pantouflage », la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique avait imposé à Mme Leprettre de s’abstenir pendant trois ans de tout contact avec l’ancien ministre – et réciproquement.