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Face à l’essoufflement des pétitions ou des marches pour le climat, des défenseurs de l’environnement font le choix de détruire ou de dégrader des biens matériels au nom de l’urgence climatique.

Par Rémi Barroux et Audrey Garric Publié hier à 10h30, modifié à 01h01

Des manifestants coupent une conduite d’eau extérieure, à Sainte-Soline (Deux-Sèvres), le 30 octobre 2022.
Des manifestants coupent une conduite d’eau extérieure, à Sainte-Soline (Deux-Sèvres), le 30 octobre 2022. PASCAL LACHENAUD / AFP

LE MONDE : La menace, lancée il y a maintenant plus d’un mois, n’a toujours pas été mise à exécution.Le 28 mars, trois jours après les affrontements violents, lors du rassemblement antibassine de Sainte-Soline (Deux-Sèvres), le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, avait annoncé sa volonté de dissoudre Les Soulèvements de la Terre, mouvement écologiste co-organisateur de la manifestation, invoquant des « violences contre les forces de l’ordre », mais aussi des « destructions de biens » ou encore des « appels à l’insurrection ».

La décision devait être prise par décret, en conseil des ministres, à la mi-avril. Mercredi 3 mai, celle-ci n’avait pourtant toujours pas été annoncée. Un délai nécessaire, explique-t-on au ministère de l’intérieur, pour avoir un « dossier incontestable » et ne pas risquer l’invalidation de cette dissolution par le Conseil d’Etat. Au-delà des enjeux politiques et juridiques soulevés par cette procédure, l’annonce de la Place Beauvau a donné un coup de projecteur tant au mouvement – qui voit depuis se multiplier les créations de collectifs –, qu’aux techniques de sabotage qu’il revendique.

Si les militants n’ont pas pu accéder à la mégabassine de Sainte-Soline, le 25 mars, ils avaient déjà détruit des pompes et tuyaux de réservoirs d’eau, lors de précédentes mobilisations. Ailleurs en France, d’autres militants écologistes multiplient ces actions directes depuis des mois, qu’il s’agisse de pneus de SUV dégonflés, de trous de golf bouchés au béton, de cimenteries dégradées. Si elle continue à faire débat, la destruction ou la dégradation de biens matériels au nom de l’urgence environnementale est désormais pratiquée par de nombreux militants,alors que les marches pour le climat et les pétitions s’essoufflent.

A mesure que la crise climatique s’aggrave, et face à ce qu’ils considèrent comme une « inaction », voire une « action climaticide » du pouvoir, beaucoup ciblent directement ceux qu’ils estiment responsables du désastre écologique : les industries polluantes et les citoyens les plus riches. « Il est légitime de tenter de mettre hors service un système qui nous met en danger, revendique Léa (qui préfère taire son nom de famille), documentaliste parisienne et membre d’Extinction Rebellion.On se réapproprie le droit de se défendre, car l’Etat ne le fait pas ou, pire, encourage ce système. »

Une « prévention de la mort »

« Les superyachts, jets privés, SUV, centrales au charbon ou gazoducs tuent des gens »,en émettant de grandes quantités de gaz à effet de serre, responsables du réchauffement climatique, argumente Andreas Malm, professeur associé à l’université de Lund (Suède), qui était présent à Sainte-Soline. « C’est donc une forme de réduction des dommages et de prévention de la mort que de les détruire », dit l’auteur de Comment saboter un pipeline (La Fabrique Ed., 2020), un ouvrage de référence chez les militants.

Le recours aux dégradations matérielles a pourtant longtemps divisé le mouvement. En 2018, au lancement des grèves pour le climat, beaucoup de militants y étaient réticents, par crainte de s’aliéner une partie de l’opinion publique. L’enjeu principal était alors de recruter le plus de participants possible.La tolérance envers cette forme de violence s’est ensuite accrue, « alors que le mouvement s’est recentré sur son pôle plus radical et face à l’incapacité des marches à produire des changements politiques importants », explique Maxime Gaborit, doctorant à Sciences Po, spécialiste des mouvements sociaux.

Des divergences demeurent sur l’usage du sabotage et surtout sur sa définition et son périmètre. « C’est une pratique évolutive et fluctuante selon les époques, les acteurs. Elle est prise dans des conflits pour la définir », explique François Jarrige, historien et maître de conférences à l’université de Bourgogne.

Cette pratique – dont l’étymologie renvoie aux sabots qui mettaient les machines hors service – s’inscrit dans une longue histoire, qui débute au XVIIIe siècle. « Les travailleurs s’en prenaient aux outils de production, métiers à tisser ou machines, pour appuyer leurs revendications sociales face aux patrons », relate l’historien. Le mot « sabotage » fait ensuite référence aux actes des résistants pour s’opposer aux nazis pendant la seconde guerre mondiale, avant de connaître un nouvel essor, dans les années 1970, lors des luttes antinucléaires, puis dans les années 2000 avec les « faucheurs volontaires » d’OGM.

Désormais, cette action est définie dans le code pénal par « le fait de détruire, détériorer ou détourner tout document, matériel, équipement (…) de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation » et est sanctionnée jusqu’à quinze ans de prison et 225 000 euros d’amende.

Mais la jurisprudence pourrait évoluer, selon plusieurs juristes. « Au début des décrochages du portrait d’Emmanuel Macron dans les mairies, les juges estimaient que ces “vols” constituaient une infraction grave, rappelle Alexandre Faro, avocat de Greenpeace. Cela a évolué, certains tribunaux reconnaissant ensuite l’état de nécessité ou invoquant la liberté d’expression. »

En se basant sur la définition du code pénal, les militants de XR considèrent qu’asperger de peinture la Fondation Louis Vuitton, comme ils l’ont fait le 1er mai, ne constitue pas un sabotage. Les dégradations matérielles, à condition d’être « légères et nécessaires », prennent davantage de place dans le répertoire d’actions, reconnaît Léa, citant par exemple les distributeurs de billets « mis hors d’usage » en février.

« Fauchage » et « démontage »

Nombre de militants préfèrent désormais le terme « désarmement », utilisé par Les Soulèvements de la Terre. « Il y a un renversement de la responsabilité : avec le “désarmement”, ce ne sont plus les auteurs de sabotage qui sont hors la loi, mais l’Etat, les industriels ou les tenants de l’agriculture intensive qu’il faut empêcher de détruire le vivant », analyse Manuel Cervera-Marzal, chercheur à l’université de Liège (Belgique).

Véronique Marchesseau, secrétaire générale de la Confédération paysanne, coorganisatrice de la manifestation à Sainte-Soline, n’emploie pas non plus le mot « sabotage », qui « n’appartient pas au vocabulaire paysan ». « Quand nous fauchons des champs d’OGM, on parle de “fauchage”, et quand nous démontons des McDo, des salles de traite ou des pompes parce que leur fonctionnement met en péril l’existence de l’agriculture paysanne, nous disons simplement “démontage” »,précise-t-elle.

« A Greenpeace, on a déjà réalisé de tels gestes, comme en 2010-2011, quand on avait démonté des rails pour empêcher des trains de matières radioactives de circuler, explique Jean-François Julliard, le directeur général de Greenpeace France. On est en train d’essayer de redéfinir cette notion de mise hors d’usage, de démontage, car les actions de destruction sont devenues plus acceptables pour une grande partie des gens. » Cette question traverse toutes les associations, et a fait l’objet d’une réunion en avril avec Greenpeace, Les Amis de la Terre, Alternatiba, Attac ou encore Oxfam.

En revanche, pour les organisations qui, comme France Nature Environnement (FNE), refusent d’employer tout mode d’action illégal, la question ne se pose pas. « Nous n’encourageons pas à participer à ces initiatives de mise hors d’usage, car nous sommes pacifistes et légalistes. Mais on peut comprendre que des manifestants s’en prennent à des installations qui, pour beaucoup, ont été déclarées illégales par la justice, analyse Arnaud Schwartz, président de la FNE. Du sabotage, il y en a toujours eu, il y en aura toujours, et même de plus en plus. Et que le gouvernement ne respecte passes lois ne peut qu’exacerber les conflits. »

Pour toutes les organisations, la non-violence à l’égard des personnes reste la ligne de conduite partagée. Mais, sur le terrain, cette règle est difficile à respecter quand les forces de l’ordre s’interposent entre la « cible »et les manifestants, et qu’une partie d’entre eux a préparé l’affrontement. « Quand on appelle à démonter une bassine, ce n’est pas démonter la police. On essaie d’éviter les affrontements avec elle, mais on ne veut pas se désolidariser de ceux qui ripostent à la police », assure Léna Lazare, l’une des porte-parole des Soulèvements de la Terre.D’autres considèrent qu’il faut savoir renoncer à un objectif s’il risque d’entraîner des violences aux personnes, comme M. Julliard, pour qui « la ligne rouge reste l’affrontement ».

Rémi Barroux et Audrey Garric

Chez les militants écologistes, la tentation du sabotage