À propos de : Timothée Parrique, Ralentir ou périr. L’économie de la décroissance, Seuil

Timothée Parrique propose un tour d’horizon de la notion de décroissance, et des débats qui l’entourent : comme se définit-elle exactement ? Comment pourrait-elle s’articuler – ou non – avec nos systèmes de production contemporains ? Constitue-t-elle une solution possible et crédible à la crise climatique et environnementale ?

La décroissance, autant comme tradition intellectuelle que mouvement militant, ou même qu’épouvantail, a une histoire riche – et des contours flous. Timothée Parrique souhaite en donner une version cohérente et sourcée, telle qu’elle puisse devenir la référence sur le sujet. Il est l’auteur d’une thèse intitulée « Political Economy of Degrowth » (2019), qui offre un grand état de l’art de la littérature décroissante comme proposition pour sortir de l’impasse climatique, et Ralentir ou périr, déjà best-seller (25 000 exemplaires vendus en janvier 2023), en est la publication résumée – on passe de 980 à 350 pages – à l’attention du grand public.

Il y définit le concept de décroissance comme étant la « réduction de la production et de la consommation pour alléger l’empreinte écologique planifiée démocratiquement dans un esprit de justice » (p. 15), qui amène à une société de post-croissance comme « économie stationnaire en harmonie avec la nature où les décisions sont prises ensemble et où les richesses sont équitablement partagées afin de pouvoir prospérer sans croissance » (p. 15). Timothée Parrique articule ces deux concepts pour proposer une solution au constat de la grande crise du capitalisme face au défi écologique.

Périr : limites de la croissance dans un monde limité

Chaque fois qu’il est question de croissance, implicitement, c’est de la croissance du Produit Intérieur Brut (PIB) qu’il s’agit. Le premier chapitre présente cet indicateur créé par Simon Kuznets, un des plus fameux économistes du début du XXe siècle. Il a servi à mesurer l’efficacité du New Deal, le plan de relance qui a permis de sortir de la crise de 1929 ; il a ensuite montré son efficacité pour mobiliser l’économie américaine lors de la Seconde Guerre mondiale. Notons que Kuznets lui-même rappelle que le PIB n’est pas construit pour promouvoir le bien-être humain, et ne devrait pas devenir un objectif en soi. Dans cette lignée critique, Timothée Parrique le qualifie d’indicateur d’ « agitation économique », qui ne dit rien de la désirabilité des activités économiques. En dépit de ses limites et fort de son utilité pour la gestion de l’État, le PIB finit tout de même par s’imposer sur toutes les lèvres : de simple outil comptable, la croissance devient alors une idéologie.

Le constat de base de la décroissance est parfois résumé par ce slogan : « une croissance infinie dans un monde fini est impossible ». En termes techniques, cela revient à poser la question du découplage du PIB d’avec les pressions environnementales. En d’autres termes : peut-on avoir une croissance économique soutenue, et en même temps réduire significativement notre impact sur l’environnement ? Si oui, on a ce qu’on appelle de la « croissance verte » ; si non, il faut décroître. Dans son deuxième chapitre, Timothée Parrique mobilise ses propres travaux (« Decoupling Debunked » (2019)) ainsi qu’une revue de littérature (« A systematic review of the evidence on decoupling of GDP, resource use and GHG emissions, part II : synthesizing the insights » (2020)) corroborant le fait qu’un découplage significatif – notamment total, global, et permanent – n’a pas encore eu lieu, et a peu de chances d’arriver. En effet, pour qu’il soit total il faudrait décorréler le PIB non pas d’une seule, mais de toutes les pressions environnementales : cependant le découplage d’avec le CO2 se fait au prix du recouplage avec les ressources minières (par exemple quand on remplace des voitures thermiques par des voitures électriques) ; il faudrait qu’il soit global, mais le Nord décorrèle au prix d’un recouplage du Sud (par exemple quand l’industrie européenne délocalise en Chine) ; il faudrait qu’il soit permanent, or le PIB a tendance à se recoupler après un découplage temporaire, comme après le boom du gaz de schiste aux États-Unis : l’intensité carbone a été fortement réduite tant que le système énergétique transitionnait, mais la relance économique qui s’en est suivie a provoqué une reprise à la hausse des émissions carbone. Il en conclut qu’il est hasardeux de placer tous ses espoirs dans le découplage, et rejette l’hypothèse de la croissance verte.

Au-delà des limites écologiques de la croissance, Timothée Parrique souligne ensuite ses limites sociales. Il mobilise à cette fin des arguments issus de l’économie féministe, au sujet de fonctions reproductives de l’économie : il y a une sphère non-économique de la société – tissu social, repos, famille -, sur laquelle l’économie se repose pour fonctionner. Or pour croître, l’économie se retrouve fréquemment à empiéter sur cette sphère : plus de temps au bureau, c’est moins de temps avec ses enfants, à promener ses chiens, ou à s’occuper de l’association de foot du quartier. Toutes ces choses soutiennent l’équilibre de vie des individus, et la croissance devient alors un jeu à somme nulle, où la sphère marchande grandit en sapant les bases mêmes sur lesquelles elle se développe. En effet, une boulangère dépressive ne peut pas travailler : sa santé est autant un facteur de production que le four avec lequel elle prépare ses pains. Timothée Parrique propose même l’hypothèse selon laquelle la stagnation séculaire observée en Occident serait un retour de bâton de ce phénomène. C’est toute l’idée de « croissance anti-économique » de Herman Daly, économiste et figure tutélaire de la décroissance : à partir d’un certain seuil, la croissance va contre le développement humain – voire contre l’économie elle-même.

Ralentir : prospérer au sein des limites

La deuxième partie du livre s’appuie sur la littérature scientifique décroissante récente pour défendre l’idée qu’il faut une phase de décroissance pour atteindre une société post-croissance plus désirable que notre société actuelle, car mieux adaptée aux enjeux écologiques et sociaux du XXIe siècle.

Parrique précise la nature de cette phase de décroissance, rendue nécessaire car l’économie actuelle est en dépassement : elle est trop grande, trop « agitée », trop gourmande en ressources et en énergie pour être entièrement verdie telle quelle. Comme dans toute politique environnementale, l’objectif est d’alléger l’empreinte écologique, la spécificité étant qu’ici la contrainte de la décroissance de l’économie est donnée, et il faut alors s’assurer que soient respectés des principes de démocratie, de justice sociale et de bien-être. C’est ce souci qui différencie la décroissance d’une récession : la réduction d’activité est le résultat direct d’un bouquet de politiques, et non pas un évènement chaotique subi et désastreux, comme cela peut l’être dans nos économies orientées vers la croissance. Parmi les nombreuses politiques proposées pour y arriver, il y a des interdictions pures et simples (publicité), des politiques de quota (pour partager les vols d’avion restants) ou encore la démonétarisation d’une partie de la production, via l’extension de la gratuité des services publics minimum à de nouveaux secteurs : internet, téléphonie, eau etc. Tout est pensé pour que la réduction du pouvoir d’achat accompagne la réduction de la production, et soit rendue acceptable par la garantie d’accès aux biens de base, en plus de l’augmentation du temps libre et du renforcement des services écosystémiques. Il y aurait, comme dit Jason Hickel, l’anthropoloque décroissant et auteur du best-seller Less is More, une « heureuse coïncidence » : ce qu’il faudrait faire pour préserver l’environnement est aussi ce qu’il faudrait faire pour que tous nous menions une meilleure vie.

Au terme de cette nécessaire décroissance se trouve la société post-croissance, décrite dans le septième chapitre, qui fonctionnerait selon de nouvelles règles. Dans celle-ci, la différence cruciale est qu’on cherche d’abord à satisfaire des critères de soutenabilité et de convivialité – c’est-à-dire de bien-être des parties prenantes –, avant de penser à la productivité. La croissance n’est pas pour autant bannie ; la société y est simplement devenue indifférente. Timothée Parrique rappelle ainsi que des innovations peuvent toujours survenir, mais qu’au lieu de servir mécaniquement la production comme aujourd’hui, elles pourraient servir d’autres buts, par exemple la réduction du temps de travail. Une telle économie gouverne par les besoins et non par les prix, via des formes de participations accrues à toutes les échelles de la vie économique, comme des conseils citoyens, des coopératives, etc. On peut également imaginer la généralisation de dispositifs déjà existants : il y a un déjà-là décroissant, duquel il s’agirait de s’inspirer pour faire basculer l’économie vers la post-croissance. Par exemple, une entreprise peut dès aujourd’hui inscrire dans ses statuts une « mission de production », qui décrit un objectif autre que la rentabilité. Ce principe mettrait fin à la poursuite du profit, pourvu que ne soient alors créées que des entreprises avec des missions déclarées d’intérêt général par la communauté.

Conclusion : est-ce notre projet ?

Pour conclure, Ralentir ou périr est à lire comme un manifeste : il a le mérite de proposer une synthèse claire de son champ, là où fourmillait auparavant les contributions éparses et de dissiper beaucoup de malentendus colportés dans le débat public. Récapitulons son propos : notre économie actuelle repose sur l’accumulation perpétuelle, mettant ainsi en danger sa soutenabilité écologique et sociale, et Timothée Parrique propose de plutôt centrer l’économie sur le contentement de nos besoins, en conscience des limites écologiques. Il faut, selon l’analogie de Kate Raworth, vivre dans le « donut », une représentation en cercle de l’économie qui circonscrit les dimensions justes de la vie en société, située au-dessus du seuil de soutenabilité sociale, mais en dessous du seuil de destruction écologique.

La décroissance a une force utopique : elle nous autorise à penser à de nouvelles institutions, à de nouveaux modes d’existence, pour relever le défi climatique au-delà du statu quo. Après tout, les techno-solutionnistes – d’aucuns diraient techno-utopistes – de la croissance verte, donnent un rôle crucial aux forces de l’innovation pour imaginer une économie « Net Zero », c’est-à-dire qui aurait un bilan carbone nul, via la réduction et la compensation des émissions. Pour aller au bout de cet objectif, il faut mobiliser l’intégralité de l’économie et disposer de technologies de rupture – qui par définition, n’existent pas encore. Le pari technologique y est donc central ; les décroissants, qui eux n’y croient pas, préfèrent parier sur l’homme et sa capacité d’organisation politique. Mais en souhaitant absolument nous présenter la décroissance sous un beau jour, Timothée Parrique ne concède que difficilement que la transition vers la post-croissance puisse être dure, et omet complètement de présenter les risques qu’elle nous fait courir. Si ce parti pris a quelque chose de galvanisant pour l’imagination, il laisse notre esprit critique sur sa faim.

En effet, Timothée Parrique est très charitable envers la décroissance dans l’interprétation de certains faits. Dans le chapitre 2 sur le découplage, on lit que le GIEC aurait « enterré la croissance verte » (p. 90) dans son dernier rapport. La citation en question : « Le découplage absolu n’est pas suffisant pour éviter de consommer le budget d’émissions de CO2 restant pour limiter le réchauffement planétaire de 1,5°C ou 2°C et pour éviter un effondrement climatique. Même si tous les pays découplent en termes absolus, cela pourrait encore ne pas être suffisant ». En effet, le découplage seul ne nous sauvera pas, parce qu’il ne dit rien sur l’ampleur réelle du changement sinon que deux variables arrêtent d’être corrélées. Mais le découplage n’est pas l’objectif de la croissance verte, c’est simplement le seuil à partir duquel l’objectif « Net Zero » commence tout juste d’être possible. L’objectif n’est pas d’atteindre ce seuil, mais de le dépasser, et de réduire les émissions carbone jusqu’à zéro. C’est cela qu’implique cette citation, et non pas que le GIEC « a enterré la croissance verte ». Par ailleurs, Timothée Parrique passe sous silence que l’immense majorité des scénarios considérés par le GIEC, basés sur la littérature scientifique autour des modèles IAM – très fameusement développés par William Nordhaus, Nobel d’économie 2018 –, considèrent un itinéraire de croissance continue jusqu’à la fin du siècle. Les solutions préconisées par le GIEC pour rester en dessous des 1,5 °C peuvent bien être radicales, elles n’en reflètent pas moins le consensus en sciences du climat et a fortiori en économie : il faut développer les solutions de réductions d’émissions et d’adaptation au changement climatique sans compromettre la prospérité future. En tant que relais de la littérature scientifique, le GIEC partage les conclusions de l’économie standard ; pas encore celles de la décroissance, qui n’est que brièvement citée, uniquement dans le rapport complet.

Timothée Parrique présente bien la richesse de la littérature décroissante, mais il serait contre-productif de penser que le débat est déjà tranché en sa faveur, alors qu’il ne fait que ses premiers pas. En sus, il est dommage de voir rejetée la confiance excessive dans le pari technologique de la croissance verte, pour voir adopter en réaction une confiance excessive dans le pari humain de la décroissance. On aurait apprécié voir une évaluation critique de certaines propositions, du type : qu’est-ce qui pourrait mal se passer ? Ce chemin de transition est-il sensible à des déviations mineures ? Comment garantir que ces déviations n’aient pas lieu ? On pourra dire à sa décharge que la décroissance souffre d’être trop caricaturée, de sorte que les critiques constructives sont rares. Gageons alors que Ralentir ou périr pourra servir de base pour atteindre un nouveau stade de maturité du débat.

Il semble d’ailleurs que la discussion soit possible : pour organiser la décroissance, Timothée Parrique propose par exemple une « taxe carbone avec mécanisme redistributif » (p. 209), ou encore un marché d’échange de permis à polluer (p. 210). C’est précisément là ce que les économistes préconisent, au premier rang desquels Christian Gollier qui propose dans Le Climat après la fin du mois une tarification carbone pour guider l’économie vers la décarbonation, accompagnée d’une surcompensation des ménages pauvres pour contrer l’effet régressif de cette politique. Si la décroissance est « fondamentalement anticapitaliste » (p. 256) de l’aveu même de Timothée Parrique, il semblerait que les mécanismes de marché fassent malgré tout partie du bouquet de politiques qu’il envisage pour la transition vers une société post-croissance.

Timothée Parrique, Ralentir ou périr. L’économie de la décroissance, Éditions du Seuil, 2023, 320 p., 20 €.

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