Le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, accuse la maire EELV Jeanne Barseghian de contribuer à un projet porté par une « fédération qui défend un islam politique ».
Le Monde du 23 mars : La délibération s’annonçait houleuse à la municipalité de Strasbourg, mais la polémique a dépassé les frontières alsaciennes. Lundi 22 mars, le conseil municipal a voté le principe d’une subvention de 2,5 millions d’euros en faveur de la construction de la mosquée Eyyub Sultan, dans le quartier de la Meinau.
Dans la nuit qui a suivi, Gérald Darmanin a dénoncé cette décision dans un tweet. « La mairie verte de Strasbourg finance une mosquée soutenue par une fédération qui a refusé de signer la charte des principes de l’islam de France et qui défend un islam politique », a accusé le ministre de l’intérieur. Et d’ajouter : « Vivement que tout le monde ouvre les yeux et que la loi séparatisme soit bientôt votée et promulguée », en référence au projet de loi actuellement examiné par le Sénat. Mardi, « devant la gravité des décisions » de la municipalité, le locataire de la place Beauvau a demandé à la préfète du Bas-Rhin, Josiane Chevalier, de déférer la délibération municipale devant le juge administratif. Dans l’entourage du ministre, on dénonce « un lieu de culte communautariste » dirigé par une association « à caractère islamiste, qui ne condamne ni l’islam politique, ni l’homophobie, ni l’apostasie ».
En Alsace-Moselle, contrairement au reste de la France métropolitaine, les cultes peuvent obtenir des subventions publiques, notamment pour la construction d’un édifice religieux. Cela résulte d’une disposition du droit local, issu du régime concordataire de 1802, qui n’a pas été aboli en 1905 sur ces territoires, alors sous occupation allemande, ni après le retour dans le giron français. L’islam n’est pas l’une des quatre religions reconnues par ce droit mais, par souci d’équité, une délibération du conseil municipal strasbourgeois a décidé en 1999 d’adopter la même règle pour tous les cultes. Depuis, 10 % du coût total des chantiers des édifices religieux peut-être assumé par la ville.
Proximité avec Ankara
Lors d’un point presse, mardi après-midi, la maire (Europe Ecologie-Les Verts) de Strasbourg, Jeanne Barseghian, a défendu la délibération adoptée la veille en précisant que le versement de la subvention serait conditionné à un examen du plan de financement : « Est-ce que le gouvernement souhaite mettre en cause le concordat ?, a-t-elle interrogé. Si oui, il doit le dire clairement. » La maire a réitéré sa confiance aux responsables du projet. Quant aux soupçons de séparatisme ou à la remise en question des valeurs de la République, Mme Barseghian a demandé : « Si le ministère de l’intérieur à des éléments à nous transmettre, qu’il le fasse. »
Le projet Eyyub Sultan est gigantesque : 32 millions d’euros au total, dont 25,6 millions pour la mosquée. Le complexe abritera aussi un centre de recherche, un musée, un petit centre commercial et un restaurant. Le chantier est porté par la fédération Milli Görüs, organisation islamique et politique aujourd’hui proche du pouvoir turc, très présente en France, et notamment en Alsace. Il existe une seconde fédération turque, le Comité de coordination des musulmans turcs de France (CCMTF), directement rattaché au ministère turc des affaires religieuses. Aucune des deux n’a signé la charte des principes de l’islam de France obtenue du Conseil français du culte musulman (CFCM) par l’exécutif, en janvier.
L’association gestionnaire a fondé la mosquée Eyyub Sultan en 1996, dans le quartier de la Meinau, dans le sud de Strasbourg, et a souhaité par la suite l’agrandir. Un permis de construire a été accordé en 2013. Les travaux ont commencé, puis se sont arrêtés en 2017. Le chercheur Samim Akgönül, directeur du département des études turques à l’université de Strasbourg, décrypte : « Quand la construction a débuté, Milli Görüs ne voulait pas de financement public. La perte du soutien d’Ankara s’est soldée par un manque de dons et la construction a stoppé. »
« Acharnement »
Les cadres de la mosquée ont un temps essayé d’obtenir des financements de pays du Golfe (Qatar, Koweït), sans aboutir, avant de frapper à la porte des collectives locales. En plus de la ville, le département et la région Grand-Est devraient contribuer à 26 % du financement total pour atteindre 6 millions d’euros en tout, un schéma identique à celui de la grande mosquée de Strasbourg, inaugurée en 2012 et qui avait obtenu 868 000 euros de subventions de la ville. Le montant du financement public très important obtenu par Milli Görüs contribue à « la légitimation d’une frange de l’islam de France orthodoxe et traditionnel », analyse Samim Akgönül.
Les travaux ont repris fin 2020. Huit coupoles sur les trente prévues qui coifferont l’édifice sont déjà construites. Eyyub Sahin, le président de la mosquée Eyyub Sultan, également à la tête du conseil régional du culte musulman et de la fédération Milli Görüs du Grand-Est, s’étonne de la polémique. « J’ai du mal à comprendre cet acharnement en France, proteste-t-il. Lorsqu’on discute de financements étrangers, ça ne va pas. Là, il s’agit d’un financement local et cela fait aussi polémique. » Le cadre musulman se dit prêt à faire la lumière sur les finances du projet : « Nous n’avons aucun souci avec ça et avons les moyens d’être transparents. »
Stéphanie Wenger(Strasbourg, correspondance)