Le gendarme du nucléaire affirme, dans un avis, que la filière ne pourra pas valoriser l’ensemble des 318 000 tonnes d’uranium appauvri entreposées.
Il y a davantage de déchets nucléaires en France que ceux qui figurent actuellement dans l’inventaire officiel. C’est en tout cas l’une des conclusions formulées par l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) dans un avis rendu public jeudi 8 octobre et passé relativement inaperçu. Elle y affirme qu’une part significative de ce qui était jusqu’à présent considéré comme de la matière radioactive destinée à être réutilisée pour produire de l’électricité correspond en réalité à des déchets radioactifs, qu’il va falloir gérer et stocker. Une orientation à contre-courant de la doctrine défendue depuis des années par la filière nucléaire française.
Cet avis fait suite au débat public sur le Plan national de gestion des matières et déchets radioactifs (PNGMDR), dont la cinquième édition est en cours d’élaboration. Actuellement, la loi prévoit qu’un déchet radioactif est un résidu ultime qui ne peut plus être utilisé, tandis qu’une matière radioactive est potentiellement recyclable.
Dans ce document, le gendarme du nucléaire affirme qu’une matière peut être considérée comme valorisable à condition que l’existence d’une filière industrielle soit réaliste dans un horizon d’une trentaine d’années. « Si une substance est qualifiée de matière, les industriels ne vont pas travailler en vue de disposer d’une filière sûre de gestion en tant que déchet, ce qui va poser problème si in fine cette substance n’est pas utilisée », souligne Christophe Kassiotis, directeur des déchets, des installations de recherche et du cycle à l’ASN.
« L’Autorité de sûreté apporte une réponse à ce questionnement autour de la classification en matière ou en déchet en précisant ce qu’il faut entendre par la notion de “réutilisation envisageable”, ajoute Igor Le Bars, directeur de l’expertise de sûreté à l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN). Elle introduit une notion de capacité industrielle et de temporalité. »
318 000 tonnes de métaux lourds
C’est à propos de l’uranium appauvri, issu du processus d’enrichissement de l’uranium naturel nécessaire à la fabrication du combustible utilisé dans les réacteurs, que l’ASN est la plus catégorique. Fin 2018, les stocks s’élevaient à 318 000 tonnes de métal lourd, entreposées dans les installations d’Orano (ex-Areva), à Bessines-sur-Gartempe (Haute-Vienne), et au Tricastin (Drôme). Or la part de cet uranium appauvri utilisée pour la fabrication de nouveaux combustibles MOX (composés de plutonium et d’uranium appauvri) représente moins de 2 % de l’accroissement annuel des stocks.
Depuis 2019, la France a également discrètement mis fin aux recherches sur Astrid, un réacteur de quatrième génération qui aurait pu permettre d’utiliser une partie des matières radioactives, dont l’uranium appauvri, comme combustible.
Le gendarme du nucléaire juge donc que la consommation de l’ensemble des quantités existantes est « irréaliste » avec les filières de valorisation envisagées à l’échelle du siècle. « L’ASN estime indispensable qu’une quantité substantielle d’uranium appauvri soit requalifiée, dès à présent, en déchet radioactif », souligne-t-il. « Cet avis représente une brèche considérable dans la construction théorique qui prévaut en France depuis les années 1970, selon laquelle tout matériau contenant de l’uranium et du plutonium sera valorisable à terme dans le cycle du combustible », souligne l’expert critique du nucléaire Yves Marignac.
Orano affirme toutefois être en désaccord avec l’ASN et rejette une requalification en déchet de l’uranium appauvri. Le groupe assure que celui-ci peut être enrichi une seconde fois, ce qui lui confère de la valeur.
« Le choix de réenrichir de l’uranium appauvri se fait en fonction du coût de l’uranium naturel, explique Jean-Michel Romary, directeur maîtrise d’ouvrage démantèlement et déchets chez Orano. Pour l’instant celui-ci est assez bas, mais, si le cours continue à monter, il pourrait devenir rentable de réenrichir cet uranium à partir de 2025-2026. » L’entreprise insiste aussi sur le fait que ces stocks, qui représentent des « ressources naturelles exploitables en France », constituent une garantie d’approvisionnement pour les centrales d’EDF.
En dernier lieu, c’est le gouvernement qui peut décider de requalifier, ou non, l’uranium appauvri en déchet.
Alerte sur l’utilisation du plutonium
L’ASN s’est aussi penchée sur d’autres substances impliquées dans le cycle du combustible. La France est l’un des seuls pays au monde à retraiter ses combustibles usés : ce processus permet de séparer le plutonium (1 %) de l’uranium de retraitement (95 %) et des matières fissiles, considérées comme des déchets ultimes (4 %).
Fin 2018, les stocks d’uranium de retraitement étaient de 31 500 tonnes. Jusqu’à 2013, EDF en a récupéré une partie pour fabriquer du combustible neuf qui était utilisé dans les réacteurs de la centrale de Cruas (Ardèche). Aujourd’hui, l’électricien prévoit de reprendre le chargement de ces combustibles dans ses réacteurs de 900 mégawatts (MW) à partir de 2023 et de l’étendre à des réacteurs de 1 300 MW à partir de 2027.
« EDF nous a présenté une stratégie qui conduit à éliminer en une génération cet uranium de retraitement mais cela pose beaucoup de questions, notamment techniques, explique M. Kassiotis. Il va falloir que l’exploitant propose des jalons pour la mise en œuvre réelle de ce plan. » L’ASN souligne notamment que l’arrêt de réacteurs d’EDF d’ici à 2035, prévu par la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE), aura un impact sur la production et la consommation d’uranium de retraitement. Elle appelle EDF et Orano à mettre en place un échéancier concernant la réduction des stocks et envisage une « éventuelle requalification » d’une partie de l’uranium de retraitement en déchet.
A propos du plutonium, l’Autorité de sûreté pointe, là aussi, l’impact de la PPE. Le plutonium est utilisé pour fabriquer du combustible MOX, qui peut être chargé dans vingt-deux réacteurs de 900 MW. Or ces réacteurs, les plus anciens du parc, seront les premiers à être arrêtés. EDF prévoit de « moxer » des réacteurs de 1 300 MW mais seulement à l’horizon 2032. D’ici là, le stock de plutonium, une substance particulièrement sensible, risque d’augmenter.
Des dysfonctionnements récents de l’usine Melox (Gard) ont en outre déjà conduit à une hausse très importante de ce stock (10,5 %) entre 2018 et 2019, pour atteindre près de 75 tonnes. « On alerte sur le fait que retraiter les combustibles usés pour obtenir du plutonium n’a de sens que si ce plutonium est réellement utilisé dans les réacteurs », résume M. Kassiotis.
L’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) est appelée par l’ASN à poursuivre les études de faisabilité concernant le stockage de l’uranium appauvri et de retraitement. Selon des analyses lancées en 2017, ces deux substances, si elles étaient requalifiées, pourraient être considérées comme des déchets de « faible activité à vie longue » – c’est-à-dire peu radioactifs mais sur une période pouvant aller jusqu’à plusieurs centaines de milliers d’années – et pouvant relever d’un stockage à faible profondeur.La question de l’endroit où elles seraient stockées se poserait aussi. Fin 2018, 1,64 million de mètres cubes de déchets étaient gérés ou destinés à être pris en charge par l’Andra.