Dans un nouveau rapport, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat conclut que le dérèglement touche toutes les régions du monde, à un rythme très rapide, et qu’il s’intensifie de manière sans précédent.
C’est un état des lieux qui donne le vertige. D’abord, parce qu’il montre, de la manière la plus implacable qui soit, à quel point l’humain est en train de bouleverser le climat dans chaque région du monde : l’élévation de la température de l’air et de l’océan, la fonte des glaciers ou la hausse du niveau des mers s’aggravent à un rythme et avec une ampleur sans précédent depuis des millénaires, voire des centaines de milliers d’années. Ensuite, parce qu’il brosse un tableau sombre du monde qui nous attend : celui de catastrophes climatiques en cascade si nous continuons à brûler des combustibles fossiles à un rythme élevé, mais aussi de changements irréversibles, comme la montée des océans ou la fonte des glaces, quoi que nous fassions.
Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) établit ce diagnostic dans le premier volet de son sixième rapport d’évaluation, publié lundi 9 août. Il paraît alors que les incendies, les inondations, les canicules, les sécheresses s’enchaînent et se déchaînent, de la Turquie aux Etats-Unis en passant par la Grèce, l’Allemagne, la Russie ou la Chine. Un rappel dramatique que le dérèglement climatique, loin de se résumer à des chiffres et à des projections, est déjà une nouvelle normalité, celle d’une planète en surchauffe.
Ce rapport du groupe de travail 1 du GIEC, une instance intégrée à l’Organisation des Nations unies, constitue l’évaluation la plus à jour des connaissances sur les bases physiques du changement climatique, huit ans après le précédent rapport similaire, publié en 2013. Il a été rédigé par 234 scientifiques de 66 pays, à partir de l’analyse de plus de 14 000 études scientifiques. Ce premier volet sera complété par deux autres, sur la vulnérabilité de nos sociétés et sur les solutions pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, qui paraîtront en février et mars 2022, avant une synthèse du 6e rapport prévue pour septembre 2022.
Davantage que le rapport, c’est son « résumé à l’intention des décideurs », un document d’une quinzaine de pages, qui était le plus attendu. Il a été adopté lors d’une assemblée plénière, qui s’est tenue – pour la première fois en visioconférence du fait du Covid-19 – du 26 juillet au 6 août. Il a été négocié ligne par ligne, mot par mot, par les représentants des 195 pays membres du GIEC, en collaboration avec les auteurs, ce qui lui donne une forte légitimité.
L’alerte sonne comme un nouvel avertissement pour les Etats, à moins de cent jours de la 26e conférence climat de l’ONU (COP26) à Glasgow (Ecosse), qui s’avère cruciale. Seulement la moitié des signataires de l’accord de Paris sur le climat ont révisé à la hausse leurs engagements de réduction des émissions de gaz à effet de serre, qui sont pour l’instant insuffisants pour tenir les objectifs du traité international : limiter le réchauffement climatique « bien en deçà » de 2 °C par rapport à l’ère préindustrielle, et si possible à 1,5 °C.
« Ce rapport montre que le changement climatique est un voyage sans retour, mais qu’aujourd’hui nous décidons de notre chemin futur », résume le climatologue Christophe Cassou, directeur de recherche au CNRS et l’un des auteurs. « Sans réduire fortement, rapidement et durablement nos émissions, la limitation du réchauffement à 1,5 °C sera hors de notre portée, prévient la paléoclimatologue Valérie Masson-Delmotte, directrice de recherche au Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies (CEA) et coprésidente du groupe 1 du GIEC. En revanche, si nous agissons maintenant, nous verrons des effets d’ici dix à vingt ans. S’il est désormais impossible de revenir en arrière pour certaines composantes du système climatique, la montée du niveau des mers peut être limitée et on peut avoir une stabilisation des événements extrêmes. »
Surplus d’énergie
Pour la première fois, le GIEC montre que le rôle des activités humaines est « sans équivoque » sur le réchauffement climatique, entraînant des « changements rapides dans l’atmosphère, les océans, la cryosphère et la biosphère ». « C’est désormais un fait, c’est une avancée majeure de ce rapport », commente Valérie Masson-Delmotte. Dans les précédents rapports, la responsabilité humaine était assortie de degrés de confiance. Elle avait été qualifiée d’« extrêmement probable » en 2013.
Les activités humaines, et en particulier la combustion d’énergies fossiles (charbon, pétrole et gaz) pour les transports, la production d’électricité, l’agriculture ou l’industrie, émettent des gaz à effet de serre qui ne cessent d’augmenter année après année. De sorte que les concentrations de dioxyde de carbone (CO2), le principal gaz à effet de serre, ont atteint 410 parties par million (ppm) en 2019 – en hausse de 47 % depuis l’ère préindustrielle –, un niveau inégalé depuis au moins deux millions d’années. Celles de méthane (principalement émis par l’élevage, l’extraction du gaz et du pétrole ou la gestion des déchets) et de protoxyde d’azote (issu des engrais azotés) sont, elles, les plus élevées depuis au moins huit cent mille ans.
Résultat : le système climatique s’emballe sous l’effet de ce surplus d’énergie. La température à la surface du globe s’est élevée d’environ 1,1 °C sur la dernière décennie comparativement à 1850-1900, avec un réchauffement plus prononcé sur les continents (1,6 °C) que sur les océans (0,9 °C). Chacune des quatre dernières décennies a été successivement la plus chaude enregistrée depuis 1850. La comparaison avec des échelles de temps plus longues donne la mesure de ce changement : il faut remonter 125 000 ans en arrière, au dernier interglaciaire, pour avoir une température globale comparable et le rythme actuel de hausse du mercure est le plus rapide depuis au moins deux mille ans.
Evénements extrêmes
Le réchauffement n’est qu’un aspect du dérèglement climatique. Dans toutes les autres composantes du système climatique, l’influence humaine est sans commune mesure. La fonte des glaciers, qui reculent de manière synchrone partout dans le monde, est inédite depuis deux mille ans. Le rythme de fonte des calottes du Groenland et de l’Antarctique a été multiplié par quatre entre 1992-1999 et 2010-2019. L’élévation du niveau des mers (3,7 mm par an entre 2006 et 2018) est plus rapide depuis 1990 qu’au cours des trois mille dernières années. Cet océan bien plus chaud est également moins riche en oxygène et plus acide (un taux inégalé depuis deux millions d’années), ce dont souffrent les poissons, les coraux ou les coquillages. Les événements extrêmes, comme les canicules, les pluies diluviennes ou les sécheresses, sont devenus plus fréquents et plus intenses, les moussons plus abondantes, et le nombre de cyclones tropicaux majeurs a augmenté.
Le futur n’est guère plus réjouissant. Les auteurs du GIEC ont établi cinq scénarios d’émissions de gaz à effet de serre pour explorer l’évolution du système climatique. Dans tous les cas de figure, la température va continuer d’augmenter dans les vingt prochaines années. Nos actions actuelles déterminent l’ampleur du dérèglement climatique dans la deuxième moitié du siècle.
Dans le détail, sur la période 2081-2100, en comparaison avec l’ère préindustrielle, les scientifiques prévoient une élévation de la température mondiale de 1,4 °C (fourchette de 1 °C à 1,8 °C) dans le scénario très peu émetteur, 1,8 °C pour le scénario peu émetteur, 2,7 °C pour celui intermédiaire, 3,6 °C pour l’émetteur et 4,4 °C pour le très émetteur (fourchette de 3,3 °C à 5,7 °C). Et encore ne s’agit-il que de moyennes, masquant les disparités régionales. En Arctique, qui subit déjà un réchauffement trois fois supérieur à la moyenne mondiale, le thermomètre pourrait grimper de plus de 7 °C à la fin du siècle dans le scénario très émetteur. « Nous avons réduit les incertitudes en combinant les projections climatiques avec les observations les plus récentes et grâce à une meilleure connaissance des processus physiques qui contrôlent la réponse du système climatique aux gaz à effet de serre », précise Christophe Cassou.
Seuils de tolérance pour la santé et l’agriculture
Aggravant leur diagnostic, les experts estiment que le seuil de 1,5 °C de réchauffement, permettant de limiter les pires effets de la crise, sera atteint ou dépassé avant 2040 – soit plus tôt qu’ils ne l’avaient prévu en 2018. Mais avec le scénario très peu émetteur, qui implique une neutralité carbone en 2050, la température redescendrait à 1,4 °C en 2081-2100. Le dépassement du seuil de 2 °C aurait lieu au milieu du siècle dans les trois scénarios les plus émetteurs.
Ces différences de trajectoire sont cruciales tant chaque fraction de réchauffement compte. « Chaque demi-degré de réchauffement entraîne des événements climatiques plus intenses, plus fréquents et touchant plus d’endroits », rappelle le climatologue Robert Vautard, directeur de l’Institut Pierre-Simon Laplace et l’un des auteurs du rapport. Le réchauffement continuera d’accroître les canicules et les saisons chaudes, tout en diminuant les vagues de froid. Dans un monde à + 2 °C, les extrêmes de températures atteindront plus souvent les seuils de tolérance pour la santé et l’agriculture. Vers la fin du XXIe siècle, ces seuils seraient franchis plus de cent jours de plus qu’actuellement dans de nombreuses régions tropicales.
Le réchauffement perturbera davantage le cycle de l’eau, avec notamment une hausse des précipitations extrêmes ainsi que des inondations mais aussi des sécheresses. De quoi aussi entraîner des risques d’incendies majeurs, notamment autour de la Méditerranée, en Australie, dans l’Ouest américain, en Amérique centrale et en Amazonie. « Chaque région fera face à plusieurs changements majeurs concomitants », prévient Robert Vautard. Le GIEC a pour la première fois mis en ligne un atlas interactif détaillant, pour chaque région du monde, les effets liés à une trentaine de « conditions climatiques génératrices d’impacts ».Lire aussi Incendies en Grèce : des villages brûlent toujours aux portes d’Athènes
Ces changements sont pour certains irréversibles sur de très longues échelles de temps. Le réchauffement, l’acidification et la désoxygénation de l’océan se poursuivront pendant des siècles ou millénaires. Les glaciers vont continuer de fondre pendant des décennies voire des siècles, de même que la calotte du Groenland et le pergélisol, ces sols de l’Arctique gelés en permanence.
Points de basculement
L’élévation du niveau des mers va également se poursuivre pendant des siècles puisqu’elle est entraînée par l’expansion thermique de l’océan sous l’effet du réchauffement, ainsi que la fonte des glaciers et des calottes. Les océans pourraient s’élever de 0,3 à 1 mètre d’ici à 2100 en comparaison avec 1995-2014, selon les différents scénarios de réchauffement, et jusqu’à 1,9 mètre d’ici à 2150 dans le scénario le plus sombre, entraînant davantage d’inondations côtières.
Pour la première fois, le GIEC aborde la notion de points de basculement, des seuils de rupture entraînant un emballement du système. Il évoque des événements à « faible probabilité mais fort impact » comme la déstabilisation de la calotte glaciaire antarctique ou le dépérissement des forêts. De sorte qu’« il ne peut pas être exclu que l’élévation du niveau de mer s’approche de 2 mètres d’ici à 2100 et 5 mètres d’ici à 2150 », écrivent ainsi les auteurs.
Mauvaise nouvelle également : la capacité des forêts, des sols et des océans à absorber les émissions de CO2 risque de s’affaiblir avec la poursuite des rejets carbonés. Sur les six dernières décennies, ces puits de carbone ont réussi à retirer de l’atmosphère 56 % du CO2 émis par les activités humaines, limitant le réchauffement. Mais ils risquent de devenir « moins efficaces » à l’avenir, préviennent les experts du GIEC.
Le rapport montre l’importance de stabiliser la température globale, ce qui passe par l’atteinte de la neutralité carbone pour le CO2. « Si l’on n’est pas en mesure d’arrêter net nos émissions, on va avoir besoin de retirer du CO2 de l’atmosphère », assure Sophie Szopa, chercheuse au Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement et l’une des autrices du rapport. Le rapport indique que ces technologies (plantation de forêts, captage et stockage, capture directe dans l’air, etc.) permettraient de baisser les concentrations en CO2 dans l’atmosphère mais évoque aussi de possibles effets adverses. « En plus des réductions fortes de CO2, agir rapidement et durablement sur les émissions de méthane, qui a une durée de vie beaucoup plus courte que le CO2, serait efficace pour le climat à court terme mais également pour la pollution de l’air », ajoute l’experte.
« Il n’y a pas de temps à perdre ni d’excuses à trouver », avertit Antonio Guterres, le secrétaire général de l’ONU, appelant à « l’union des dirigeants, des entreprises et de la société civile » derrière des « solutions claires » : la fin des énergies fossiles au bénéfice des renouvelables, le financement de politiques d’adaptation et de résilience ou encore des plans de relance post-Covid-19 qui financent la transition écologique. « La viabilité de nos sociétés en dépend. »
Journal Le Monde du 11 aout 2021