Les intellectuels et les activistes que « Le Monde » a rencontrés nous aident à percevoir nos interdépendances avec les autres espèces vivantes.

De l’air ! Tel est le cri poussé par tous ceux qui ont déjà tant suffoqué lors de la crise sanitaire. Car face à cette convulsion planétaire, qui a pris la forme d’une crise respiratoire, les contemporains cherchent des échappatoires. Du vert ! Telle est l’envie formulée par tant d’urbains prêts à quitter les villes surchauffées pour une maison de campagne à retaper, un village isolé ou un hameau partagé. La pandémie de Covid-19 a en effet mis en relief les limites de l’économisme et du productivisme, mais aussi du dualisme. Celui qui sépare l’âme du corps mais aussi la nature de la culture.

Le dôme de chaleur de 49,6 °C qui a asphyxié la ville canadienne de Lytton (Colombie-Britannique), les torrents de boue qui ont emporté Liège et submergé la Rhénanie-Palatinat, sans oublier le dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) pointant que l’humanité était au bord d’une situation cataclysmique, ont radicalisé les plus avertis et dessillé les moins aguerris. Aujourd’hui, l’érosion de la vie sauvage peut atteindre chacun dans son quotidien. Et cette impression de vivre la fin d’un monde touche notre intimité la plus profonde.

Ce n’est donc pas un hasard si ce sont les naturalistes qui radicalisent les alertes et tentent d’apporter des solutions à partir de leur science de l’observation. Botanistes et zoologues, océanographes et mycologues sont aux avant-postes de l’urgence écologique. Car tous voient la vie sur Terre se dépeupler de certaines espèces, tous constatent que l’expansion humaine réduit les grands espaces. A tel point que l’ethnobotaniste Pierre Lieutaghi, qui étudie les interactions entre la flore sauvage européenne et certaines activités humaines, n’hésite pas à affirmer que Greta Thunberg, cette jeune militante suédoise devenue l’égérie de la lutte contre le changement climatique, est « une plus digne héritière des naturalistes du XVIIIe et du XIXe siècle que les chercheurs de l’Inrae parce qu’elle regarde le monde à travers les relations qui se nouent entre les vivants ».

Accroître l’intensité de l’existence

La déflagration écologique que nous traversons apparaît en effet comme une crise de notre relation au vivant, cette « communauté du monde à laquelle on appartient », rappelle le philosophe Baptiste Morizot (Raviver les braises du vivant, Actes Sud, 2020).C’est pourquoi il convient d’opérer un renversement de l’attention. Et, face à un paysage qui nous apparaît comme un amas de verdure, de « passer du décor au monde peuplé », écrit l’historienne de l’art Estelle Zhong Mengual (Apprendre à voir, Actes Sud, 256 pages, 29 euros). Pour cela, il faut observer, s’attarder, se préparer à la rencontre.

Observer le vol rare des vautours percnoptères et goûter aux pétales d’aphyllante de Montpellier dans les gorges de l’Ardèche avec les naturalistes Béatrice et Gilbert Cochet, arpenter les sols anthropisés du delta rhodanien avec l’artiste et théoricien Matthieu Duperrex, comprendre les « politiques du flamant rose » en Camargue en compagnie du géographe Raphaël Mathevet ou marcher, guidé par l’éditeur Baptiste Lanaspèze, sur le GR 2013, ce sentier métropolitain qui traverse les quartiers nord de Marseille, sont des expériences qui peuvent accroître l’intensité de l’existence et faire toucher du doigt nos nouvelles interdépendances.

Mais la plupart des contemporains ignorent la nature de ces liens cachés ou manifestes, profonds et souterrains. Or « il nous faut raconter notre histoire, intercalant entre l’écriture (graphie) et soi (bios) le rôle tiers du milieu naturel (oikos). Toute biographie, en ce sens, est une écobiographie », estime le philosophe Jean-Philippe Pierron(Je est un nous, Actes Sud, 176 pages, 19 euros). Soutenus par des naturalistes ou portés par eux, des intellectuels de terrain pensent ainsi nos nouvelles interdépendances avec le vivant. Et inventent des façons de le défendre, comme de nouvelles manières d’habiter la Terre (« Vivants », revue Reliefs, n°1-12, 224 pages, 19 euros). Le vocable de « vivant » s’est ainsi imposé dans le champ intellectuel et médiatique, mais aussi auprès des écologistes et des activistes. Parce qu’il est plus inclusif et englobant que celui de « nature » et d’« environnement », dont l’usage suppose une extériorité alors qu’il s’agit de désigner une appartenance commune.

Biographes de la nature

De même, le substantif « terrestre » s’est largement répandu. Car l’urgence s’est fait sentir d’« atterrir » afin de rompre avec un monde hors-sol, explique Bruno Latour. Forgé par le sociologue dans Face à Gaïa, Huit conférences sur le nouveau régime climatique (La Découverte, 2015), le concept de « terrestre » possède « l’avantage de ne spécifier ni le genre ni l’espèce, mais seulement la situation locale et l’enchevêtrement de ce qui compose les êtres », explique-t-il (Où suis-je ? Leçon du confinement à l’usage des terrestres, La Découverte, 186 pages, 15 euros). Un tournant philosophique et écopolitique dont témoigne Terrestresla revue des livres, des idées et des écologies confondée par l’historien Christophe Bonneuil.

Ainsi, ce qu’on appelait autrefois « l’histoire naturelle », cette « fenêtre sur l’évolution du vivant », cherche aujourd’hui à élaborer un « code civil naturel », voire un « pacte de non-agression » de l’homme avec son écosystème, déclare le premier Manifeste du Muséum d’histoire naturelle de Paris (Quel futur sans nature ? 2017). Car « l’histoire naturelle » a bien changé. Si la collection, l’inventaire et la conservation restent ses fondamentaux, elle ne cherche plus à ordonner le monde, encore moins à exhiber des trophées, comme le firent de nombreux naturalistes des deux siècles derniers (Le Détail du monde, l’art perdu de la description de la nature, Romain Bertrand, Seuil, 2019).Lire aussi (2019) :« Le Détail du monde », de Romain Bertrand, ou comment parler la langue de la nature

« Après l’avoir détrônée, la biologie redevient une histoire naturelle », résume l’ornithologue Stéphane Durand, directeur de la collection « Mondes sauvages » aux éditions Actes Sud. Car elle permet de faire la biographie d’« individus », de suivre la vie singulière d’un lynx ou l’idiosyncrasie d’un poulpe. Au point que l’océanographe et plongeur François Sarano nomme chaque cachalot observé : « Donner un nom, c’est reconnaître la personnalité de chacun. C’est lutter contre la réification du vivant, reconnaître que chaque être vivant est une personne non humaine. » Ainsi, les naturalistes sont redevenus des biographes de la nature.

« Nous vivons un bouleversement capital de la façon d’approcher le vivant », atteste Bruno David, président du Muséum national d’histoire naturelle et auteur de A l’aube de la 6e extinction (Grasset, 256 pages, 19,50 euros).

Agriculture, architecture, journalisme…

Grâce à des observations de terrain, ce renversement de l’attention opéré par la prise de conscience effective de l’appartenance des êtres humains au monde vivant est en train de modifier de nombreux domaines de la vie publique.

L’agriculture, bien sûr, avec l’essor de la permaculture. Comme en témoigne le succès de Vivre avec la Terre (Actes Sud, 2019),trois volumes qui synthétisent les recherches en écoculture menées par Charles et Perrine Hervé-Gruyer et leur équipe au sein de la ferme biologique du Bec-Hellouin, en Normandie. Ou encore la démarche de Sébastien Blache, ce spécialiste de la chouette chevêche qui, dans la Drôme, a repris le Grand Laval, une exploitation familiale à présent convertie en « polyculture élevage », considérée comme une véritable « ferme sauvage » (Renouer avec le vivant, hors-série de la revue « Socialter », décembre 2020).

Le droit, avec la juriste Sarah Vanuxem, qui définit la propriété comme une « faculté d’habiter » et étudie, dans le sillage de l’anthropologue Philippe Descola, la réparation du préjudice écologique(Des choses de la nature et de leurs droits, Quae, 2020). La traduction, avec Camille de Toledo qui, grâce à une « biosémiotique », cherche à faire parler les non humains et, notamment, l’un des derniers fleuves sauvages d’Europe au sein du « Parlement de Loire ».

Le journalisme, également, avec de nombreuses et courageuses enquêtes menées sur les maladies environnementales, dont témoignent les investigations d’Inès Léraud (Algues vertes. L’histoire interdite, avec Pierre Van Hove, La revue dessinée/Delcourt, 2019) ou la création de sites d’information tels que Disclose ou Splaan !. L’activisme, avec une jeunesse notamment incarnée par le bachelier Vipulan Puvaneswaran, militant de Youth For Climate et à l’affiche d’Animal, le nouveau documentaire du réalisateur Cyril Dion.

Révolution anthropologique

Mais il y a comme une ombre au tableau : cette nouvelle attention au vivant serait une préoccupation de « bobos » et non un souci de « prolos ».« L’écologie touche principalement des classes sociales aisées », souligne l’historienne des sciences et de l’environnement Valérie Chansigaud, affirmant que « le corps des pauvres joue le rôle d’un filtre qui permet au corps des riches d’être en bonne santé ».Mais, depuis le mouvement des « gilets jaunes », reconnaît-elle, « les clivages s’estompent quelque peu » entre ceux qui militent pour échapper à la fin du monde et ceux qui luttent pour survivre à la fin du mois. C’est pourquoi, dans Nous ne sommes pas seuls (Seuil, 432 pages, 21,50 euros), Antoine Chopot et Léna Balaud ont cherché à dénouer le débat qui oppose l’écologie marxiste à l’écologie relationniste afin de sortir du face-à-face caricatural entre un militantisme anthropocentré et un souci du vivant dépolitisé.

Autre caillou dans la chaussure, qu’on ne saurait réduire à une simple question de vocabulaire : cette politique de la Terre n’échapperait pas à son usage réactionnaire. Pour l’écrivain Sylvain Tesson, notamment, l’enracinement n’est pas progressiste, mais antimoderne et « l’écologie est conservatrice par nature ». Le philosophe Marcel Gauchet affirmait, de son côté, dans un article paru dans la revue Le Débat en 1990, qu’il y a « sous l’amour de la nature, la haine des hommes ». C’est pourquoi « il ne faut pas confondre le retour de la Terre avec le retour à la terre de triste mémoire », prévient Bruno Latour, même si l’« on va devoir chercher des alliés chez des gens qui, selon l’ancienne gradation, étaient clairement des réactionnaires », ainsi que « forger des alliances avec des progressistes et même, peut-être, des libéraux et des néolibéraux ! » (Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, La Découverte, 2017).

Au moins deux orientations écologistes influencées par des naturalistes coexistent aujourd’hui. D’une part, la voie « conservationniste », ouverte par l’écologue et forestier Aldo Leopold (1887-1948), penseur de « l’éthique de la Terre », qui voulait « penser comme une montagne » ; de l’autre, celle, égalitaire et libertaire, empruntée par le géographe Elisée Reclus (1830-1905), qui affirmait que « l’homme est la nature prenant conscience d’elle-même ». Mais une figure emblématique réconcilie presque tous les courants de cette révolution anthropologique : la biologiste marine et écologiste américaine Rachel Carson (1907-1964) dont le célèbre ouvrage, Printemps silencieux (1962),dénonça les ravages du DDT, ce pesticide de synthèse utilisé par l’armée américaine, qui fut interdit grâce à ses interventions dans l’espace public.

En solo, en duo ou en couple, souvent reliés à des collectifs, les nouveaux penseurs du vivant donnent des outils pour inventer un monde plus résilient. D’où l’envie de rencontrer et de donner la parole à ces naturalistes et activistes, écrivains et historiens, philosophes et juristes qui, en pratique comme en théorie, appellent à de nouvelles alliances terrestres.

Naturalistes, écrivains, historiens, philosophes… Ces penseurs qui inventent de nouvelles façons d’habiter la Terre