LE MONDE :


Santé, environnement : « Où s’arrête le droit de dire la vérité, et où commence le dénigrement ? »

Après la condamnation de l’association Alerte aux toxiques ! et de l’application Yuka, notre journaliste Stéphane Foucart pointe le flou régnant entre la diffusion d’informations sanitaires essentielles et l’application du droit.

Chronique. Le 25 février, Valérie Murat, la porte-parole de l’association Alerte aux toxiques !, était condamnée par le tribunal judiciaire de Libourne (Gironde) à verser 125 000 euros au Conseil interprofessionnel du vin de Bordeaux et à d’autres acteurs du monde viticole. Mme Murat doit ainsi réparer les préjudices causés par une série d’analyses menées, à l’initiative de son association, sur des vins labellisés « haute valeur environnementale » (HVE).

Leurs résultats indiquaient que, sur un choix de vingt-deux bouteilles estampillées HVE, un total de vingt-huit pesticides différents avaient été détectés, avec une moyenne de huit substances par bouteille. L’association entendait ainsi montrer que le label HVE n’était qu’un instrument de marketing destiné à vendre au consommateur une démarche écologique vertueuse, tout en maintenant l’utilisation de produits dangereux (cancérogènes, mutagènes, reprotoxiques ou perturbateurs endocriniens).

Le tribunal a estimé que la communication de l’association, « volontairement anxiogène », relevait sans équivoque d’un « dénigrement fautif ». En particulier, les taux de substances retrouvés dans les bouteilles testées étaient très bas, de l’ordre d’une fraction des seuils réglementaires autorisés, ce qui n’était pas mentionné dans le communiqué de l’association. Mais celle-ci s’attachait plutôt à dénoncer, sur la foi de ses analyses, ce qu’elle considérait comme une forme de tromperie : la HVE ne garantissait pas, selon elle, les profonds changements de pratiques suggérés par l’intitulé du label ou vantés par le ministère de l’agriculture.

Depuis sa mise en place en 2012, la certification HVE a bénéficié d’un soutien fort des pouvoirs publics. Ces derniers ont multiplié les actions de communication et de promotion pour assurer son développement. Et, depuis près d’une décennie, des consommateurs choisissent ainsi des bouteilles frappées du logo HVE avec la certitude de faire un geste, sinon pour leur santé, au moins pour celle des travailleurs agricoles, des riverains d’exploitations, ou pour l’environnement.

Ont-ils tout ce temps été trompés, comme le suggèrent Valérie Murat et son association, ainsi que de nombreux acteurs de la société civile ?

Ce qu’il faut bien appeler une arnaque

Une note confidentielle de l’Office français de la biodiversité (OFB) transmise fin décembre 2020 aux ministères de l’agriculture et de la transition écologique, révélée le 25 mai par Le Monde, leur donne raison. Dans le cas de la viticulture – qui représente plus de 80 % des exploitations bénéficiant du label –, la HVE n’apporte simplement aucun bénéfice environnemental.

Un chiffre établi par l’OFB dans son bref rapport permet de donner la mesure de ce qu’il faut bien appeler une arnaque : le budget consacré aux pesticides et aux intrants de synthèse ne doit pas excéder 30 % du chiffre d’affaires de l’exploitation pour que celle-ci puisse bénéficier du tampon HVE. En viticulture, la moyenne française se situe à 14 %. Même en consacrant aux pesticides un budget plus de deux fois supérieur à la moyenne nationale, une exploitation peut donc postuler à la certification HVE. On laisse ici au lecteur le soin de trouver le commentaire approprié.

Tout cela pose évidemment quelques questions. La parole d’une administration publique ou d’une agence réglementaire doit-elle être considérée par la justice, la presse, ou la société civile, comme vraie ou vérace par défaut ? Où s’arrête le droit de dire la vérité, et où commence le dénigrement ? Peut-on encore suggérer qu’une substance cancérogène est susceptible de provoquer le cancer ?

La liberté, disait Orwell, c’est d’abord celle de dire que deux et deux font quatre. En matière de santé ou d’environnement, ce combat reste à mener.

Légal… donc sûr

Le cas de Valérie Murat n’est pas unique. Le 25 mai, le tribunal de commerce de Paris a condamné l’application Yuka à verser 20 000 euros de dommages et intérêts à la Fédération française des industriels charcutiers traiteurs.

L’avertissement, par l’application d’information nutritionnelle, des risques liés aux charcuteries traitées aux sels de nitrites (et le lien vers une pétition demandant le retrait de ces additifs) a été considéré comme une forme de dénigrement. L’argumentaire des charcutiers est peu ou prou identique à celui des viticulteurs du Bordelais : puisque notre produit est légal, il est sûr. Et toute critique ou mise en garde à son endroit ne peut relever que d’une volonté de nuire plus ou moins mensongère.Article réservé à nos abonnés Lire aussi  L’application Yuka condamnée en première instance pour « acte de dénigrement » envers la fédération des charcutiers

C’est pourtant un fait scientifique bien établi : la charcuterie est un cancérogène avéré, classé comme tel depuis 2015 par le Centre international de recherche sur le cancer, la plus haute autorité internationale de classification des agents cancérogènes. L’adjonction de sels nitrités dans les viandes transformées est bien une cause de cancer et le fait que tous les mécanismes à l’œuvre ne soient pas pleinement élucidés ne change rien à l’affaire (la réaction des sels nitrités avec la viande conduit à la formation de plusieurs substances probablement cancérogènes).

Selon l’estimation la plus citée, publiée en juin 2018 dans le Bulletin épidémiologique hebdomadaire, la consommation de viandes transformées est à l’origine de plus de 4 300 cancers chaque année en France. Encore ce chiffre – circonscrit aux effets pour lesquels on dispose des niveaux de preuve les plus élevés – est-il certainement sous-estimé, si bien que la mortalité imputable à ces produits ne doit pas être très différente de celle des accidents de la route. Nous voici donc dans la situation un peu dystopique, et en tout cas étrange, d’un scandale sanitaire parfaitement légal, dont la dénonciation tombe sous le coup de la loi. Cette chronique, d’ailleurs : est-elle bien légale ?

NDLR : Le document complet est à lire sur le site du MONDE.

Nous étions ce matin devant le tribunal pour soutenir Valérie Murat dans son combat contre les pesticides dans le vignoble girondin