La ville actuelle est la principale source d’émissions de gaz à effet de serre impactant le climat, rappelle, dans une tribune au « Monde », l’architecte urbaniste Albert Lévy pour qui « l’éco-urbanisme à construire devra faire avec et non contre la nature ».
Tribune Le MONDE du 1er décembre . La COP26 vient de se terminer avec des résultats, de nouveau, décevants : si le « ne pas dépasser les 1,5 °C » est réaffirmé, l’ONU annonçait, en même temps, un réchauffement catastrophique de 2,7 °C pour la fin du siècle ; pas d’engagement de compensation financière pour les pays pauvres ; accords thématiques de principe sur la déforestation, le méthane, la fin du financement des énergies fossiles, les véhicules zéro émission…
Dans ce grand débat sur le climat, la ville et l’urbanisation de la planète, induite par les énergies fossiles, semblent être l’angle mort de la réflexion. Ces énergies (charbon, pétrole, gaz) ont pourtant été à la base de la création de l’urbanisme moderne et de l’explosion planétaire de l’urbanisation qui a accompagné la croissance économique mondiale.
Cette urbanisation galopante, conséquence et condition de la croissance, renforcée par la mondialisation, est devenue, aujourd’hui, insoutenable. Le seuil des 50 % de la population mondiale urbanisée a été atteint en 2007, 60 % aujourd’hui, de 75 % à 80 % en 2050 : avec huit milliards d’urbains dans trente ans, l’urbanisation devra logiquement doubler pour accueillir cette population nouvelle.
La ville principale source d’émission des GES
En France, l’artificialisation des sols avale, tous les sept ans, la surface d’un département, 60 000 hectares environ disparaissent chaque année. Si rien n’est fait contre cet étalement urbain, favorisé par les énergies fossiles, on prévoit la disparition de 2,5 millions d’hectares de terres agricoles en 2060.
Artificialisation des sols signifie destruction écologique irréversible des terres. Le réchauffement climatique et ses conséquences catastrophiques réclament une action à la hauteur des périls, un big bang urbanistique : refonte totale de l’urbanisme pratiqué, révision du mode d’occupation du territoire, rapports nouveaux avec l’environnement et une véritable politique de transition énergétique et urbaine.
Par sa forme, son organisation, son fonctionnement, la ville actuelle, qui consomme, pour ses besoins, plus de 75 % des énergies fossiles, est la principale source d’émission de gaz à effet de serre (GES) (80 %), impactant le climat. Le dernier rapport 2021 du Haut Conseil pour le climat avait pour titre « Renforcer l’atténuation, engager l’adaptation ».
Atténuation,par une politique à long terme, de réduction des émissions de GES dans tous les secteurs urbains et de transition vers les énergies renouvelables, à développer par des investissements massifs, pour aller vers une décarbonation de l’économie en 2050. Les contours de la future ville postcarbonequi en découlera, sa forme, son fonctionnement (sur les énergies vertes), son organisation territoriale, restent à imaginer (voir les travaux d’Alberto Magnaghi sur la biorégion urbaine, 2014).
La ville verte résiliente
A court terme, les effets du dérèglement climatique doivent être limités par une politiqued’adaptation : face aux vagues de chaleur extrême, réduire l’îlot de chaleur urbain en diminuant la densité construite et la minéralité des villes ; face aux inondations et pluies diluviennes, limiter l’imperméabilité des sols et la proximité de l’habitat avec des cours d’eau… Une ville verte résiliente reste à concevoir en transformant la ville existante par renforcement de la nature et de la végétalisation dans l’espace urbain, avec les bénéfices écologiques, sanitaires et sociaux induits.
Ces deux politiques, atténuation sur le plan international (COP), adaptation au niveau local selon les situations urbaines particulières, se complètent : la ville verte résiliente doit préparer la ville postcarbone de demain.
Parallèlement, l’impact néfaste de l’urbanisation sur l’environnement doit être aussi réduit. Une réflexion sur le métabolisme urbain, sur tout ce que la ville absorbe (ressources naturelles entrantes, eau, sol, énergies, matières premières…) et expulse (rejets sortants, polluants, substances chimiques, gaz à effet de serre, azote, déchets, emballages plastiques…), par son fonctionnement, son mode de production-consommation et pour sa croissance, est nécessaire.
La ville frugale reste à créer
La ville exerce, par son métabolisme linéaire (extraire-fabriquer-consommer-jeter), une pression prédatrice sur l’environnement : extraction et exploitation intensive des ressources, considérées comme illimitées, pollution et prédation des milieux et des écosystèmes. Une meilleure gestion des flux de ressources et de rejets, des stocks cumulés, par recyclage, par des mesures de sobriété (eau, énergie…), l’usage de matériaux biosourcés, géosourcés, une agriculture de proximité, des circuits courts… : une ville frugale reste à créer dont le métabolisme circulaire, quirépond à l’épuisement des ressources, réduit l’empreinte écologique de la France (il faut trois planètes pour vivre comme la France).
Autre effet néfaste de l’urbanisation galopante : le déclin de la biodiversité. Avec la déforestation et les méga-incendies de forêts, la capacité des puits de carbone que sont les arbres ne cesse de baisser. La France, selon l’Union internationale pour la conservation de la nature, est un des dix pays où les espèces animales sont le plus menacées.
Les causes sont multiples : le changement climatique est un facteur important de l’altération des biotopes ; l’urbanisation, par l’artificialisation des sols et la fragmentation écopaysagère, y participe aussi fortement ; de même, l’agriculture intensive et l’élevage industriel portent une lourde responsabilité dans la destruction du vivant dans les campagnes.
Faire avec et non contre la nature
La loi de reconquête de la biodiversité (2016) a mis en place une mesure contre cette érosion. Mais la compensation soulève la question de l’équivalence écologique des écosystèmes touchés et proposés, l’évaluation des pertes et gains de biodiversité restant difficile à réaliser. Une bonne connaissance des écosystèmes et de la biodiversité dans les territoires est requise, mais fait encore défaut.
Invention occidentale, l’urbanisme est une des traductions les plus manifestes de l’opposition nature-culture. Le naturalisme, selon Philippe Descola, au fondement de notre civilisation, postule une conception de la nature extérieure à nous, à dominer, à maîtriser, simple réservoir de richesses à extraire, à exploiter de manière illimitée, à traiter en adversaire, à transformer.
Ce dualisme-antagonisme entre l’homme et la nature a fortement imprégné l’urbanisme, dès sa naissance, dans son rapport à l’environnement et à la biodiversité, totalement niés tant dans sa théorie que sa pratique, jusqu’à nos jours. Face à l’érosion de la biodiversité et du vivant, l’éco-urbanisme à construire devra donc adopter une posture révolutionnaire : faire avec et non contre la nature.
Tels sont quelques éléments, rapidement décrits, de ce big bang urbanistique à réaliser – qui doit aussi intégrer les notions de santé environnementale et santé globale – pour affronter les défis sanitaires et écologiques du siècle et surtout freiner la catastrophe climatique à venir.
Albert Lévy est architecte urbaniste, chercheur associé au CNRS (Laboratoire Lavue/UMR 7218).