SUD-OUEST du 31 mai 2022 : Face aux sécheresses à répétition, la capitale allemande veut se transformer en « ville éponge »
À première vue, le quartier flambant neuf de Freudenberger Weg n’a rien de révolutionnaire. Inaugurée fin 2020, la résidence compte cinq immeubles à l’esthétique épurée, un parking souterrain, une aire de jeux, une crèche. Le loyer y est plutôt bon marché pour une capitale européenne, environ 12 euros le mètre carré pour un trois-pièces avec jardin.
“Toute l’eau qui tombe ici, y reste”
Le promeneur attentif remarquera pourtant un détail étonnant : dans les allées, il n’y a ni caniveaux ni bouches d’égouts. Comment sont alors évacuées les eaux de pluie ? « Elles ne sont pas évacuées, sourit l’ingénieure en hydrologie Darla Nickel. Toute l’eau qui tombe ici, y reste. » Le quartier a été entièrement conçu pour se comporter comme une éponge : les précipitations sont absorbées, puis restituées sur place. C’est la règle pour tous les projets immobiliers à Berlin depuis 2018. « Il n’y a que des avantages par rapport au système classique : l’air est plus frais, la qualité de vie des habitants est meilleure, explique Darla Nickel. Les espaces verts ont moins besoin d’arrosage. »
Des tranchées drainantes
Freudenberger Weg fonctionne selon un principe de cascades. « D’abord, les toits sont végétalisés et retiennent la moitié des précipitations annuelles », raconte l’hydrologue. L’autre moitié coule dans les gouttières pour rejoindre, non pas les égouts, mais des fossés de terre creusés devant chaque immeuble. Jonchés de copeaux de bois, ils sont plantés d’espèces résistantes, de graminées et de spirées. Pour accéder aux bâtiments, il faut emprunter un petit pont. « On appelle ces fossés des tranchées drainantes, explique l’hydrologue. Elles laissent les eaux s’infiltrer dans le sol et rejoindre la nappe phréatique, en filtrant les polluants au passage. »
Dans les allées, un revêtement poreux a remplacé l’asphalte. En cas de fortes pluies, tout est prévu : le sol légèrement incliné laisse s’écouler le surplus vers les tranchées vertes, pour éviter que caves et garages ne soient inondés. « Jusqu’ici, il n’y a pas eu de souci, témoigne le gardien de la résidence, Ali Carnan. Mais il faut dire que le climat a beaucoup changé. » Réunis autour d’Ali, les habitants font le même constat : le Berlin de leur enfance, enneigé en hiver, frais et pluvieux au printemps, a disparu.
« Le Sahel allemand »
Ce n’est pas qu’une impression. Berlin pourrait enregistrer en 2022 sa cinquième année d’affilée de « sécheresse extrême ». Il manque pas moins de 400 litres d’eau par mètre carré, la région a gagné le surnom de « désert du Sahel allemand ». Le déficit en eau est tel que les forêts qui entourent la capitale allemande ont connu plus de 120 incendies depuis janvier. Les villages sont rationnés en eau potable, et pour la première fois de son histoire, la capitale envisage elle aussi des restrictions cet été. « Nous espérons ne pas en avoir besoin, a rassuré Bettina Jarasch, maire adjointe écologiste au climat. C’est pour cela que la priorité, c’est que la pluie puisse s’infiltrer dans le sol. »
Berlin pourrait enregistrer en 2022 sa cinquième année d’affilée de « sécheresse extrême »
Fini donc, de mélanger le précieux liquide aux eaux usées et de l’évacuer dans les égouts, à l’écart des villes, comme on le pratique depuis le XIXe siècle. Désormais, chaque goutte compte, ou presque. Dans le sous-sol berlinois, d’immenses bassins de stockage des pluies ont été creusés, d’une capacité de 260 000 m³. En surface, trente plans d’eau asséchés doivent reprendre vie.
« Débétonniser »
Sur des friches industrielles, des parkings publics, dans des cours d’école, les pelleteuses s’activent pour casser l’asphalte et le béton : « Partout où c’est possible », martèle la mairie, il faut retrouver la terre et les marécages qui occupaient autrefois le terrain. Rien que dans l’arrondissement de Friedrichshain-Kreuzberg, le plus dense de Berlin, près de 400 sites ont été identifiés par les habitants eux-mêmes pour être renaturalisés.
Pour chaque mètre carré nouvellement construit, une surface équivalente devra être « débétonisée ». Le défi est immense pour une ville de 3,8 millions d’habitants, qui ne cesse d’attirer de nouveaux venus. Comment les accueillir tout en laissant plus de place à la nature ? La municipalité prévoit de construire 20 000 nouveaux logements par an. « C’est la quadrature du cercle », reconnaît Darla Nickel. Elle dirige l’Agence berlinoise des eaux de pluie – il n’en existe qu’une seule autre en Europe, à Amsterdam.
“Construire avec des caniveaux, tout le monde sait le faire. Une ville éponge, c’est plus compliqué”
L’organisme public conseille les projets immobiliers, comme le futur « Schumacher Quartier », un vaste ensemble de 5 000 appartements qui doit sortir de terre d’ici cinq ans. « Construire avec des caniveaux, tout le monde sait le faire, explique Nicolas Novotny, qui planifie le projet. Une ville éponge, c’est plus compliqué parce qu’il faut inventer, essayer, se confronter au terrain. Certaines techniques existent déjà de façon isolée, comme les toits végétalisés, mais une boîte à outils globale dans laquelle on pourrait puiser, ça n’existe pas. » Mais face aux conséquences de plus en plus visibles du dérèglement climatique, Nicolas Novotny en est persuadé : « La ville éponge, c’est l’avenir, juge-t-il. Il n’y a pas d’alternative. »
Reste à convaincre les propriétaires du bâti existant de faire les travaux. Darla Nickel souligne : « L’objectif n’est pas de supprimer à 100 % le raccordement aux égouts – ce qui prendrait des décennies, voire des siècles. Mais moins il y en a, mieux c’est. »
Aller plus loin
Dans le sud de la ville, Claus Lutterbeck est un pionnier. Dès 2014, avant même la mise en place d’aides financières, le retraité a végétalisé le toit de son immeuble du XIXe siècle. « On a fait de grosses économies sur la facture d’évacuation des eaux », constate-t-il. Claus aimerait passer à l’étape supérieure, avec notamment un bassin de stockage d’eaux de pluie sous l’immeuble. Problème : la copropriété bloque. « Tout le monde n’a pas les moyens », résume-t-il.
Dans l’ancien, seuls les propriétaires qui engagent des travaux de remise à neuf ont l’obligation de passer au concept d’« éponge ». Trop peu pour un effet visible dès cet été, alors que les météorologues allemands anticipent de longues périodes de canicule. À Freudenberger Weg, on espère moins en souffrir qu’ailleurs.