Reporterre du 27 septembre : En 1962, la parution du livre de la biologiste Rachel Carson fit l’effet d’un coup de tonnerre. Son alerte sur les pesticides a conduit à l’interdiction du DTT, et est devenue une référence incontournable de l’écologie politique.
Pionnière de l’écologie, Rachel Carson publiait Printemps silencieux le 27 septembre 1962. Reporterre revient en 3 articles sur l’histoire et les travaux de cette femme visionnaire. Le 1ᵉʳ est ici et le 3ᵉ là.
«Il y avait un étrange silence dans l’air. Les oiseaux par exemple — où étaient-ils passés? On se le demandait, avec surprise et inquiétude. Ils ne venaient plus picorer dans les cours. Les quelques survivants paraissaient moribonds; ils tremblaient, sans plus pouvoir voler. Ce fut un printemps sans voix.» En très peu de mots, Rachel Carson a tout dit : la beauté de la nature, le déchirement intime lié à sa destruction, le calme avant la fin du monde.
Nous étions le 27 septembre 1962 quand la biologiste américaine a publié Printemps silencieux (Silent spring en version originale), premier livre consacré aux effets désastreux des pesticides et du productivisme agricole sur le vivant. Ces 300 pages mêlant descriptions sensibles des campagnes américaines, témoignages d’habitants et références scientifiques pointues se sont particulièrement intéressées aux dégâts causés par un insecticide : le «dichloro-diphényl-trichloroéthane», mieux connu sous le nom de «DTT». Extinction de la biodiversité, développement insidieux de cancers chez les humains… L’autrice a raconté comment ce «biocide», promu cyniquement par les dirigeants américains et l’industrie agrochimique à partir des Trente glorieuses, a tout anéanti sur son passage.
C’est que, «dans la nature, tout est lié» : Rachel Carson a décrit un monde, notre monde, où, sous l’effet des pesticides, «la puce meurt d’avoir mordu le chien, l’insecte est asphyxié par l’arôme de la plante, l’abeille rapporte à sa ruche un nectar empoisonné, et fabrique du miel vénéneux».Rachel Carson a été parmi les premières à voir dans la disparition des oiseaux un indicateur du déclin de la biodiversité, souligne le président de la Ligue de protection des oiseaux. © P-O. C./ Reporterre
Cet essai, vendu depuis à plus de 2 millions d’exemplaires et traduit en 30 langues, a eu l’effet d’une bombe : en 1972, l’agence de protection de l’environnement des États-Unis, créée deux ans plus tôt, a interdit l’usage agricole du DTT sur le continent. En France, cette décision a été prise en 1971. De quoi donner très vite à Printemps silencieux le statut de boussole et de référence incontournable dans les milieux écolos.
«Sans ce livre, [qui] a changé le cours de l’histoire, le mouvement écologiste aurait pu être largement retardé — ou tout simplement ne jamais voir le jour», écrit même l’ex-vice-président américain Al Gore dans l’introduction d’une réédition française proposée par Wildproject, en 2009. Mais quelle a été son influence en France, où il fut disponible aux éditions Plon à partir de 1963?Un chevalier à pattes jaunes, dans la Réserve nationale de vie sauvage Rachel Carson, aux États-Unis. Domaine public / U.S. Fish and Wildlife Service Northeast Region
«C’est vraiment un livre qui est fondateur de l’écologie moderne : Rachel Carson a fait faire un bond de géant à l’écologie en ce qui concerne la compréhension de la nature et le fait que tout est interdépendant», explique François Veillerette, directeur de Générations futures, association de défense de l’environnement. Co-auteur de Pesticides : révélations sur un scandale français (Fayard, 2007, avec Fabrice Nicolino), le militant évoque auprès de Reporterre «un bouquin absolument visionnaire», tant au niveau de son contenu que de la méthodologie employée par l’autrice. «Ce livre a inspiré beaucoup de personnes sur leur façon d’écrire et de travailler : Rachel Carson avait compris avant tout le monde qu’il est essentiel pour le public de pouvoir lire et étudier la science.»
Un avis partagé par la philosophe Catherine Larrère, autrice de Penser et agir avec la nature : une enquête philosophique (La Découverte, 2015) : «À l’époque, elle a fait le travail que fait le Giec aujourd’hui : elle a réuni et rendu publiques de nombreuses publications scientifiques qui avaient été publiées avant la guerre, et qui étaient très peu connues jusqu’ici.» Pour cette spécialiste des questions éthiques et politiques liées à la crise environnementale, Rachel Carson était en fait une «lanceuse d’alerte» : «Avec ce livre, c’est la première fois qu’il est aussi clairement dit que les applications techniques de la science dans des buts productivistes sont dangereux pour la nature et pour l’homme. Et puis, elle met également en avant un autre enjeu extrêmement important, toujours d’actualité aujourd’hui : le droit au savoir des personnes qui subissent les conséquences de cette pollution.»
La disparition des oiseaux, une «peine personnelle»
Catherine Larrère loue ainsi un essai «scientifiquement impeccable», qui réussit en outre le prodige d’être agréable à lire. Dans ce livre où l’on croise des rouges-gorges et des pélicans, des ratons-laveurs et des poissons, des herbes folles et des rivières, de nombreux passages sont en effet déchirants de beauté… et de tristesse. «Elle est un véritable écrivain, qui transmet son amour de la nature : elle parle du monde vécu, et de la nature qu’il y a autour d’elle aux États-Unis. Par exemple, elle raconte à quel point la disparition des oiseaux provoque chez les gens une peine personnelle, ce qui est extrêmement important», dit la philosophe.
D’autant que pour Allain Bougrain Dubourg, président de la Ligue de Protection des Oiseaux (LPO) depuis 1986, la biologiste a été l’une des premières à alerter sur «le fait que le déclin de l’oiseau pouvait conduire au déclin de l’humanité» : «De nos jours, les oiseaux sont considérés scientifiquement comme les indicateurs de l’état de la biodiversité au niveau européen, et son travail y a grandement contribué. Elle a été précurseure sur cette question de façon admirable.»
Pour le militant, Printemps silencieux s’inscrit ainsi pleinement dans l’histoire de la LPO : «On s’envoyait des références utiles pour le combat que nous avions à mener, et ce livre en faisait partie. Il a éclairé et continue à éclairer nos consciences d’ornithologues.» Allain Bougrain Dubourg souligne aussi comment Rachel Carson «a prouvé que l’engagement peut être utile et fertile». «Après la sortie de son livre, le DTT a été interdit. Elle nous montre l’exemple, en invitant chacun d’entre nous à s’engager à sa mesure», s’enthousiasme-t-il.Fleurs, insectes, oiseaux : l’effacement de certaines espèces entraîne celui des autres. En montrant que dans la nature tout est interdépendant, Rachel Carson a fait faire «un bond de géant» à l’écologie. © P-O. C./ Reporterre
Arnaud Swchartz, président de France nature environnement (FNE), est un peu plus mesuré : «Il est certain que ce livre a eu un effet de détonateur, tant aux États-Unis qu’en Europe, où l’agriculture fortement mécanisée et utilisatrice d’intrants chimiques était en train de se déployer. En outre, il a permis que, dans la société, le sujet des pesticides soit abordé au-delà des milieux associatifs et militants. Mais il ne faut pas non plus surestimer son influence : par exemple, sur la décennie 2008-2018, au lieu de diminuer de 50% son usage des pesticides, la France l’a augmenté de 25%…»
Le militant souligne également tout le travail effectué par de nombreuses associations de protection de la nature avant la publication de l’ouvrage : «Ce livre n’arrive pas comme un ovni ou par hasard, son autrice faisait déjà partie d’une communauté de pensée et d’action dans son pays. À l’époque, il y avait déjà beaucoup de choses qui se passaient, avec notamment des personnes engagées dans tout un tas d’alternatives, notamment en agriculture biologique.» Catherine Larrère, elle, cite Notre environnement synthétique, livre du philosophe américain Murray Bookchin sorti quelques mois avant Printemps silencieux — sans connaître le même succès.
«Elle a largement participé à la prise de conscience»
Martine Laplante, engagée de longue date chez les Amis de la Terre — elle en fut la présidente de 2009 à 2013 —, évoque de son côté Ivan Illich, ou encore Jacques Ellul : «Il y avait plein de mouvements qui s’élevaient derrière elle, avec d’autres auteurs qui ont travaillé sur le productivisme et la technique au début des années 70. Mais elle a largement participé à la prise de conscience sur les méfaits de l’agriculture intensive et chimique, tout en ayant la spécificité d’avoir montré l’interdépendance des enjeux.»
Selon elle, Rachel Carson fait ainsi partie des autrices qui ont largement influencé René Dumont, premier candidat écologiste à l’élection présidentielle, en 1974. «À la base, il était productiviste, avant de devenir un écologiste assez remarquable. Ce livre a pu inspirer un certain nombre de militants, dont des personnes engagées au sein des Amis de la Terre : Printemps silencieux est un livre ressource pour notre association», note Martine Laplante. Pour la militante, cet essai reste ainsi une lecture féconde en 2022 : «Tout ce qu’elle écrit est encore valable aujourd’hui. En fait, lire Printemps silencieux fait du bien et du mal à la fois. Du bien, car elle avait raison sur absolument tout. Du mal, car on voit que cela fait 60 ans que les problèmes sont mis sur la table, et que l’on en est pourtant toujours au même point.»