La France ne parviendra pas à la neutralité carbone en 2050 sans changer son système de production et de consommation alimentaire. Le Cired a exploré plusieurs scénarios d’évolution en la matière. Autant de grain à moudre pour les décideurs.
Parvenir à la neutralité carbone en 2050 ne sera pas possible sans changer de système alimentaire, tant les modes de production, d’achat et de consommation des denrées impactent le climat et l’environnement. Nourrir les Français, aujourd’hui, génère déjà un quart des émissions carbone du pays, pour une consommation énergétique estimée à 31,6 millions de tonnes équivalent pétrole par an. Si aucune nouvelle impulsion ne change cette trajectoire, l’empreinte énergétique de la France, tout comme son empreinte carbone, ne sera que très légèrement inférieure à celle d’aujourd’hui. Elle conduira, en outre, probablement à la perte de quelque 3,7 millions d’hectares de surface agricole utile (SAU), à une progression de 50 % des surfaces irriguées et à la croissance des importations de 10 millions de tonnes, tout en favorisant l’augmentation de la masse corporelle des populations de 5 %.
Des paris technologiques et sociétauxTous ces scénarios reposent sur des chemins difficiles, des choix à prendre dès maintenant et des paris qui sont forts, à la fois en termes de changements sociétaux, d’acceptabilité des scénarios ou de paris technologiques Sarah Martin, Ademe Mais quels choix privilégier parmi la multitude qui s’offre aux décideurs ? Afin d’apporter à ces derniers des outils d’évaluation, d’arbitrage et de planification, les experts du Centre international de recherche sur l’environnement et le développement (Cired) ont modélisé plusieurs grands scénarios prospectifs, très différents dans leur approche, réunis sous le titre de Sisae (simulation prospective du système alimentaire et de son empreinte carbone). Chacun prend en compte un grand nombre de paramètres (type d’agriculture, part carnée des portions, importations, préparation des repas…) afin d’évaluer ses incidences. « Tous ces scénarios reposent sur des chemins difficiles, des choix à prendre dès maintenant et des paris qui sont forts, à la fois en termes de changements sociétaux, d’acceptabilité des scénarios ou de paris technologiques », remarque Sarah Martin, cheffe du service agriculture, forêt et alimentation de l’Agence de la transition écologique (Ademe), qui a travaillé avec les chercheurs du Cired.
Des choix responsables
Deux de ces synopsis stabilisent l’empreinte énergétique autour de 30 térawattheures (TWh) et l’empreinte carbone autour de 40 millions de tonnes équivalent CO2 (MtCO2e). Mais ils relèvent d’un bouleversement profond des habitudes de consommation et des politiques publiques. Intitulé « Génération frugale », le premier repose notamment sur la sobriété à tous les niveaux et sur la quête de résilience territoriale. Boussole des politiques publiques et fruit d’une vraie concertation entre tous les acteurs de la société, cette exigence impose de répondre aux besoins essentiels des habitants dans le respect des ressources locales. L’assiette des Français comprend désormais des produits trois fois moins carnés, avec plus de céréales, de légumineuses et de soja, peu transformés, de saison, d’origine domestique ou locale, majoritairement biologiques ou nécessitant peu d’engrais et de pesticides de synthèse. En parallèle, l’artificialisation des terres a reculé tandis que les espaces naturels gagnent 4 millions d’hectares. L’élevage intensif a disparu et le volume d’eau consacré à l’irrigation a été réduit à 1,7 milliard de mètres cubes, contre plus du double aujourd’hui. Les importations ne représentent que 7 % des produits consommés.
Une bonne organisation
Le second scénario, « Coopération territoriale », moins austère, nécessite pourtant une planification écologique régionale et nationale pointue, construite via une délibération collective, qui délègue aux collectivités locales la responsabilité d’organiser l’approvisionnement des villes. Basée sur le respect de l’environnement et la justice sociale, cette vision mise sur la complémentarité des régions et la mutualisation des équipements, ainsi que sur des investissements massifs dans les énergies renouvelables, les solutions de sobriété et l’efficacité énergétique. La production de proximité y est favorisée – avec des importations divisées par trois – tout comme le petit commerce, la transformation agroalimentaire locale, la vente directe, le réemploi d’emballages ou la consigne. L’offre est constituée de produits de saison variés. L’agriculture biologique occupe la moitié des surfaces agricoles, qui font la part belle aux grandes cultures, au maraîchage et à l’arboriculture, au dépend des cultures fourragères. Comme dans le scénario « Génération frugale », les régimes alimentaires sont plus équilibrés.
Le recours à la technologie
Mais d’autres choix radicalement différents peuvent aussi s’envisager, préservant les habitudes de consommation des Français comme les modes de production : plutôt conventionnels et encore plus intensifs. Pour progresser vers la neutralité, deux autres scénarios, « Technologies vertes » et « Pari réparateur », misent ainsi sur les progrès des outils, susceptibles d’optimiser les procédés de fabrication ou de recyclage, la décarbonation de l’énergie, le captage et le stockage géologique du CO2. Pour « Technologies vertes », il faut y ajouter une forte concentration des structures de production et la spécialisation des territoires. L’alimentation n’y est pas considérée comme un levier de décarbonation ni de justice sociale, puisque les denrées locales de qualité s’adressent plutôt à une minorité aisée.
Ces deux modèles peuvent revendiquer de nets progrès : en matière d’émissions de GES comme de dépenses énergétiques, avec des besoins évalués à 186 TWh pour « Pari réparateur », par exemple. Mais leurs scores restent toujours inférieurs à ceux des scénarios précédents, plus vertueux : « Génération frugale » ne nécessite, en effet, que 139 TWh et émet 30 MtCO2e de moins que « Pari réparateur ».
Des progrès à envisager
Cependant, aucun des synopsis ne parvient directement à la neutralité carbone sans l’apport de puits de carbone biologiques ou la capture et la séquestration du carbone, notent les experts. Pour ces derniers, plusieurs leviers pourraient encore être actionnés ou mieux utilisés, comme la réduction de l’apport en protéines animales dans les menus. Une solution qui « assure une plus grande résilience et autonomie du système alimentaire, expliquent-ils. Les besoins en produits agricoles sont moindres et la possibilité de satisfaire la demande alimentaire par des productions domestiques est, elle, renforcée ».
Source de trafic, les importations devraient, elles aussi, diminuer. De quoi renforcer, en outre, la sécurité alimentaire face aux aléas climatiques, crises de tous types et hausses de prix sur les marchés mondiaux. « Aller vers cette neutralité carbone du système alimentaire nécessite sans nul doute une évolution majeure des politiques publiques », insistent les chercheurs. En effet, « au regard des études sociologiques sur les comportements alimentaires ou encore des mesures proposées par la Conférence citoyenne », l’engagement de la population, et des nouvelles générations en particulier, dans cette transition ne serait pas le principal obstacle…
Nadia Gorbatko, journaliste
Rédactrice spécialisée