D’ici 2050, fini la construction anarchique de lotissements, de zones commerciales, de hangars logistiques : c’est le “ZAN”. Ainsi en a décidé la loi Climat et résilience. Une belle ambition qui se heurte à de nombreuses difficultés. Décryptage avec trois spécialistes.
TELERAMA : Le ZAN, quèsaco ? Pas seulement un bonbon à la réglisse, mais aussi un objectif fixé par une loi du 22 août 2021, dite Climat et résilience : « zéro artificialisation nette » des sols. Le ZAN met fin à des décennies d’étalement urbain en obligeant à réduire de moitié la consommation de terrain d’ici à 2031, et à l’arrêter d’ici à 2050 : on n’urbanisera plus d’espaces agricoles, naturels ou forestiers.
Mais, en pratique, comment ça marche ? Pour le savoir, Télérama a interrogé trois spécialistes. D’un côté, Patrick Henry, professeur de conception architecturale et urbaine à l’École nationale supérieure d’architecture de Paris-Belleville, et auteur de Des tracés aux traces, pour un urbanisme des sols, qui vient de paraître aux éditionsApogée. De l’autre, deux représentants d’une organisation professionnelle, l’Unam, Union nationale des aménageurs : son président, François Rieussec, et son délégué général, Paul Meyer.
D’où vient l’étalement urbain ?
Il intervientà la lisière des villes, au bord des villages, par desconstructions sur des terrains naturels ou exploités par l’agriculture. La multiplication des zones pavillonnaires en est la première cause. « La mécanique est complexe, explique Patrick Henry. Car quand on achète un logement, la formule du pavillon sur sa parcelle est à la fois attractive et accessible : une maison pas chère sur un terrain abordable. D’autre part, la France est l’un des pays d’Europe où la valeur foncière du sol agricole est la plus faible. Quand ce terrain devient constructible, son prix augmente dans des proportions incroyables. Par conséquent, on comprend l’agriculteur qui, devant les difficultés de son métier, voit arriver comme une manne la vente de quelques hectares où sera implanté un lotissement. »
“ La plupart [des maires] ne sont pas idiots. Ils comprennent qu’il ne faut pas continuer à détériorer le cadre de vie, qu’on arrive au bout du système du tout-bagnole.” – Patrick Henry
Les zones industrielles, artisanales et commerciales et, de plus en plus, les hangars logistiques participent, eux aussi, à cet étalement urbain. Les maires ont du mal à résister à la tentation, constate Patrick Henry : « La plupart ne sont pas idiots. Ils comprennent qu’il ne faut pas continuer à détériorer le cadre de vie, qu’on arrive au bout du système du tout-bagnole, mais quand un logisticien se présente en promettant monts et merveilles en matière d’emploi, on voit très bien de quel côté va pencher la balance. » Au bout du compte, la France est l’un des champions d’Europe de l’étalement urbain. Quand un Anglais urbanise un hectare, un Français en consomme un et demi. Le phénomène est rapide : « Depuis 1981, les terres artificialisées ont augmenté de 70 % et la population de 19 %. »
Pourquoi est-ce un problème ?
« L’étalement urbain et ses effets induits, comme les routes et les ronds-points, abîment les sols, les imperméabilisent, perturbent le fonctionnement des nappes phréatiques, cassent les chaînes de biodiversité »,énumère Patrick Henry. Mais l’Unam, elle, raisonne différemment. D’abord, elle conteste l’ampleur du phénomène : « Nous avons déjà diminué l’artificialisation de moitié dans les dix dernières années, affirme François Rieussec. Nous sommes passés de 33 000 hectares par an à 22 000. En trente ans de croissance à ce rythme, on n’urbaniserait que 1 % du territoire national en plus. C’est surtout la dispersion de la construction qui grignote les surfaces : 16 % des logements bâtis occupent 50 % du foncier neuf. » Urbaniser par grands secteurs plutôt que par petites parcelles serait donc plus efficace. Ensuite, l’Unam observe que la plupart des sols agricoles ne peuvent plus être considérés comme naturels : « L’artificialisation pour l’habitat est mineure au regard de ce qui se passe dans l’agriculture, le plus grand artificialisateur de France. Dans une terre à betteraves gorgée de néonicotinoïdes, vous n’avez plus aucune biodiversité. C’est pire qu’un sol où vous auriez construit une maison avec jardin », estime Paul Meyer.
Comment la loi Climat et résilience définit-elle l’artificialisation ?
C’est tout le problème. Car les décrets d’application pris à partir d’avril 2022 considèrent les parcs et jardins comme des terrains artificialisés, donc constructibles. « Les villes sont constituées à 30 % d’espaces verts, mais la loi permet de les bétonner, s’indigne François Rieussec. Ce choix est absurde : la puissance de rafraîchissement d’un arbre équivaut en moyenne à dix climatiseurs individuels, et les jardins sont des refuges pour la biodiversité. La France compte douze millions de potagers possédés par des particuliers, qui produisent 20 à 25 % de nos fruits et légumes. Ce qu’on appelle la ville n’est donc pas forcément stérile. » D’un autre côté, si les jardins étaient considérés comme inconstructibles, « on ne pourrait plus faire de la “densification douce”, en rajoutant des maisons, dans les zones pavillonnaires », relève Patrick Henry.
« Le ZAN est aveugle. Il ne prend pas en compte la nature de l’artificialisation, objecte Paul Meyer. Un grand parking ou une zone commerciale ont le même statut qu’un parc. Lorsque nous aménageons un quartier avec une voie verte permettant de rejoindre l’école à pied, un verger, des mares, des noues[petits fossés végétalisés, ndlr] pour recueillir l’eau de pluie, tous ces efforts ne sont pas comptabilisés. » Lire aussi : Moins de voitures, plus d’espace… les Grands Boulevards se rebiffent 4 minutes à lire
Plutôt que la loi actuelle, François Rieussec propose donc un système permettant de construire du neuf entouré de « 30 à 50 % de pleine terre » dont les fonctions seraient sauvegardées : agriculture urbaine avec des potagers, évapotranspiration par les arbres, infiltration des eaux de pluie et stockage du carbone.
Pourquoi parle-t-on d’artificialisation “nette” ?
La loi autorise à construire sur du sol agricole ou naturel à condition de « désartificialiser » ailleurs. Si je bétonne 1 hectare ici, j’en « renature » un autre à côté. Mais « aujourd’hui, on ne sait pas comment procéder, observe Patrick Henry. Que veut dire désartificialiser un sol, jusqu’où faut-il aller, pour quelle fonction, quel usage ? » Paul Meyer partage ce constat : « La dernière lettre du ZAN, le N, n’a jamais été pensée ni réglementée. » On ne sait pas qui doit faire quoi, où, à quel coût, ni qui va financer la dépollution.
Comment s’applique la loi Climat et résilience ?
Chaque région devra rédiger des documents prenant en compte les deux étapes : diminution de moitié de la consommation de terrain jusqu’en 2031, puis quasi-totale en 2050. En fonction de ces textes, toute commune devra d’ici 2027 revoir son plan local d’urbanisme (PLU), ou se regrouper avec d’autres pour mettre au point un plan local d’urbanisme intercommunal (Plui). Mais avec ce système les maires de petites villes « se voient retirer leurs prérogatives en matière de délivrance des permis de construire, analyse Patrick Henry.
L’intercommunalité pourra décider de réhabiliter des immeubles en centre-ville plutôt que de construire un lotissement. Certaines communes risquent donc de perdre des habitants. Les maires sont pris dans une injonction contradictoire : d’un côté on leur demande de développer leur ville en accueillant de la population, en gardant les écoles et les commerces, de l’autre on les empêche d’utiliser du terrain pour répondre à ces objectifs. »
Le ZAN définit-il un urbanisme ?
Pas du tout. Pour François Rieussec, « le modèle qui est favorisé, c’est de construire derrière les pavillons en divisant le jardin en deux. Si vous faites cent fois une maison de cette manière, il n’y aura pas d’équipement public créé pour l’occasion, ni de logement social. C’est du non-urbanisme ! Vous aurez deux Gilets jaunes au lieu d’un car les habitants seront mécontents ». « Nous ne sommes pas en guerre contre le ZAN, complète Paul Meyer. Nous pensons juste que l’aménagement est la solution. »
De même, pour Patrick Henry, « le ZAN va dans le bon sens mais ne propose aucun modèle. Il devrait être l’occasion de se mettre autour de la table et de prendre le problème à bras-le-corps, en intégrant la question des déplacements, de la consommation, des modes de construction, de l’utilisation de l’existant ». Émergeraient ainsi « des formes alternatives d’urbanisation ».
Quelle est la conséquence du ZAN sur la production de logements ?
« La loi a été appliquée par anticipation, regrette François Rieussec. Les préfets refusent des permis d’aménager et remettent en cause des PLU qui, pourtant, venaient d’être votés par les conseils municipaux. C’est quand même violent pour la démocratie. Devant la levée de boucliers de l’Association des maires de France, le ministre de l’Écologie, Christophe Béchu, s’est engagé à suspendre cette application anticipée, mais les règles principales n’ont pas été remises en cause. Nous avons perdu 30 % des autorisations d’aménagement. Et nous faisons face à une hausse énorme des prix du foncier. Les crises se cumulent : la réglementation environnementale, le ZAN, la hausse du coût de l’énergie, des matériaux et des taux d’intérêt provoquent un coup d’arrêt de la construction. »
L’Unam s’attend donc à une grave crise du logement, devenu inaccessible pour les classes moyennes. Crise que constate déjà la Fondation Abbé Pierre dans son dernier rapport sur l’état du mal-logement paru début février. Or pour François Rieussec, la France a besoin de « plus d’un million d’habitations neuves dans les dix ans à venir pour tenir compte de la croissance démographique et de la décohabitation », qui fait que les foyers sont de moins en moins nombreux par logement.
Mais Patrick Henry ne pense pas qu’une production massive soit la solution : « Aujourd’hui, on construit sans doute beaucoup trop par rapport aux besoins réels. Souvent, les communes ont une faible connaissance de leur foncier. Elles n’ont pas les moyens de savoir si un immeuble est vide, une parcelle inoccupée. De plus, la vacance des logements est un phénomène si énorme que certaines villes n’ont pas les moyens d’y faire face. Pour toutes ces raisons, il est donc plus facile pour elles d’urbaniser un terrain vide. On va vite tourner en rond si on n’éclaire pas le ZAN par d’autres politiques incitant à répondre à cette vacance, à lancer des chantiers de réhabilitation, à revenir dans les centres-villes. Et surtout à rompre avec le tout-voiture, car la bagnole est au cœur du phénomène. Or le passage au tout-électrique ne va rien changer. Le déplacement sera moins carboné, mais les besoins en artificialisation des sols seront les mêmes. »
La loi sera-t-elle revue ?
Le gouvernement a promis une réécriture des décrets, qui se fait attendre. De son côté, la sénatrice centriste Valérie Létard a présenté le 14 décembre 2022 une proposition de loi qui sera discutée le 13 mars. Sans abandonner l’objectif, son texte donne un an de plus aux villes pour revoir leur PLU. Quant aux jardins, il les définit comme non artificialisés, donc inconstructibles, sauf dans certains périmètres permettant de densifier les lotissements, de construire sur des friches, de remplir les « dents creuses » dans les hameaux.
Mais, pour que le ZAN réussisse, il manque tout un volet législatif sur l’aménagement du territoire. Car de nombreuses communes, souvent situées dans ce qu’on appelle « la diagonale du vide » (de Saint-Dizier à Pau) perdent des habitants. Le mètre carré y coûte parfois dix fois moins cher qu’à Paris. Au lieu de laisser la population s’entasser dans les métropoles ou sur la façade atlantique à des prix prohibitifs en bourrant la moindre parcelle, l’action publique devrait chercher à réinvestir ces territoires délaissés. La France est un pays peu dense : il devrait y avoir de la place pour tout le monde.
Des tracés aux traces, pour un urbanisme des sols, éditionsApogée, 214 p. 15 €.