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Au moins +1,5 °C en 2030 annonce le Giec qui, comme d’autres instances mondiales, insiste sur l’importance du renouvelable. Mais en France, le déploiement des éoliennes rame, s’inquiète le spécialiste du climat, Cédric Philibert.
Par Marc Belpois
Alors que le Giec, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, vient de publier la synthèse de son sixième rapport – qui alerte plus que jamais sur l’accélération du changement climatique et l’urgence de prendre des mesures –, le déploiement des éoliennes en France se heurte toujours à des résistances farouches. Cédric Philibert, spécialiste des énergies renouvelables et du climat, s’interroge sur la nature et l’origine de ces freins dans son dernier ouvrage, Éoliennes, pourquoi tant de haine ?
Que s’est-il passé pour que dans notre pays ces grands mâts qui ont longtemps matérialisé dans le paysage la lutte contre le réchauffement se voient accusés de tous les maux ? Analyste de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) pendant près de vingt ans, Cédric Philibert décrit comment des associations pro-nucléaires sillonnent les campagnes et « jettent de l’huile sur le feu » en orchestrant des campagnes de désinformation. Pourtant, explique-t-il, l’éolien n’est pas une alternative parmi d’autres. Nous n’avons d’autre choix que d’accélérer son déploiement.
Peut-on être objectif sur un sujet aussi viscéralement idéologique dans notre pays que l’énergie ?
Oui, à condition de s’en tenir aux faits. Au niveau mondial, pour les grandes instances que sont l’AIE ou le Giec, les renouvelables constituent le cœur de la bataille contre les énergies fossiles, sources de gaz à effet de serre. António Guterres, le secrétaire général des Nations unies, le martèle : « Nous sommes sur la voie rapide d’un désastre climatique, un réchauffement au moins deux fois supérieur à la limite de +1,5 °C décidée à Paris » en 2015. Par conséquent, « nous devons tripler le rythme d’investissement dans les renouvelables, déplacer maintenant les investissements et les subventions des fossiles vers ces énergies, qui dans la plupart des cas sont déjà bien moins chères. » À cette priorité absolue, il faut bien entendu ajouter de la sobriété, de l’efficacité énergétique. Et éventuellement du nucléaire, mais ce n’est pas obligatoire.
La donne est différente en France où, du fait de notre histoire, le nucléaire a une part prépondérante…
Aujourd’hui, 64 % de la production d’électricité provient de nos centrales nucléaires. Or celles-ci sont vieillissantes, elles ont 37 ans d’âge moyen alors qu’elles ont été conçues pour fonctionner quarante ans. On s’efforcera de les prolonger dix ou vingt ans de plus, pas davantage à mon avis. Et il faut s’attendre à une multiplication des temps d’arrêt : elles entrent tour à tour dans le « quatrième examen décennal », lequel entraîne fréquemment des travaux, absolument nécessaires pour maintenir voire augmenter le niveau de sécurité.
Par ailleurs, tous les scénarios énergétiques évalués par le gestionnaire du réseau électrique RTE ont pour point de départ une augmentation de la consommation électrique. Plus précisément : nous devons à la fois nous engager dans une stratégie de sobriété (objectif, réduire de 40 % notre énergie finale) et répondre aux besoins nouveaux (qui nécessitent 50 % d’électricité supplémentaire) : en particulier les transports et les industries qui fonctionnent actuellement aux énergies fossiles, qu’il s’agit de décarboner.
Comment augmenter notre production électrique ?
Emmanuel Macron a annoncé la relance du nucléaire avec la construction de six à quatorze EPR2 (la version optimisée de l’EPR de Flamanville) ainsi que dix à vingt SMR (small modular reactors), des petits réacteurs modulaires. C’est un défi colossal pour l’industrie de l’atome et gare à la tentation de précipiter le mouvement : accélérer est le plus sûr moyen de prendre du retard, comme l’illustre l’EPR de Flamanville, lancé en 2005 pour une mise en service en 2012 mais toujours pas en fonctionnement, en partie parce que le chantier a été lancé alors que les dessins d’exécution n’étaient pas terminés.
Quoi qu’il en soit, une fois ce parc nucléaire totalement construit, au mieux en 2050, il produira la moitié de l’électricité nécessaire. Les énergies renouvelables devront donc fournir l’autre moitié. C’est pourquoi il faut accélérer le mouvement au plus vite, d’autant que la France accuse du retard. On peut tourner le problème dans tous les sens : il n’y a pas d’alternative au déploiement du renouvelable. Et prétendre que l’on peut se passer des éoliennes n’est tout simplement pas sérieux. Or elles subissent une intense campagne de dénigrement.
En France, la campagne anti-éoliennes est portée par les défenseurs du nucléaire.
Comment s’exprime-t-elle ?
Il n’y a pas si longtemps, les éoliennes avaient la cote. Omniprésentes dans les publicités pour les assurances et les banques, elles incarnaient un futur rassurant. Historiquement, l’offensive est venue des partisans des énergies fossiles aux États-Unis. Des masses folles d’argent sont en jeu. Pour nombre d’États dépendant du pétrole, du gaz et du charbon, les renouvelables sont perçus comme une menace. Rien d’étonnant donc, dans notre monde où la communication joue un rôle prépondérant, à ce que les éoliennes soient la cible d’une désinformation massive allant de pair avec un discours climato-négationniste.
Les choses sont différentes en France, pays fortement nucléarisé. Chez nous, cette campagne est portée par les défenseurs du nucléaire et s’accompagne d’un argumentaire favorable à la lutte contre le réchauffement climatique. Reste que tout est bon pour disqualifier les éoliennes. On les accuse de dévaster les paysages, de tuer les vaches et les oiseaux, de bétonner les terres, de coûter cher aux contribuables, de polluer…
Ne peut-on comprendre la colère des riverains qui ont le sentiment d’être encerclés par les grands mâts ?
Qu’il y ait des oppositions locales, c’est normal. Il faut mieux organiser leur installation pour éviter les concentrations. 70 % du territoire est aujourd’hui interdit d’éoliennes parce qu’elles peuvent « aveugler » les radars militaires. Du moins pour l’instant. Car c’est l’une des rares avancées de la loi d’accélération des énergies renouvelables adoptée par le Parlement en février : une disposition largement passée inaperçue prévoit la possibilité pour les développeurs d’éoliennes de cofinancer la construction de radars militaires supplémentaires. Donc de permettre de mieux étaler les constructions.
Contrairement aux idées reçues, les Français ne sont pas hostiles aux éoliennes. Un sondage a montré que 73 % d’entre eux en ont une bonne image et se disent favorables au développement de cette énergie, y compris lorsqu’ils vivent à proximité d’un parc. À leurs yeux l’éolienne symbolise un espoir, l’incarnation physique dans le paysage de l’action menée par notre pays pour tenter d’atténuer les effets des dérèglements climatiques. Elle est synonyme de recettes fiscales qui allègent leurs impôts et renforcent les services publics de proximité. Reste que ces Français-là sont moins médiatisés que les autres.
Dans l’esprit de ces derniers se joue volontiers un affrontement entre « la France des élites » et la France rurale. L’éolienne devient un point de fixation qui cache d’autres souffrances : le retrait des services publics, la baisse du pouvoir d’achat, etc. Il y a beaucoup de raisons de souffrir dans le monde rural. Sur ce ressentiment s’est greffée depuis une dizaine d’années l’action d’une poignée d’associations bien organisées et très efficaces quand il s’agit jeter de l’huile sur le feu.
Quelles sont-elles ?
Pratiquement toutes militent activement pour le nucléaire. Elles sillonnent le territoire à la rencontre des groupements citoyens, même quand ils ne rassemblent que trois ou quatre personnes. Leur propagande repose sur un argumentaire clés en main : au-delà de la gêne occasionnée, motivation première des riverains, les éoliennes produiraient peu d’énergie, seraient gourmandes en béton, en acier, en terres rares, tueraient les vaches et les oiseaux… Bref, non seulement ces moulins à vent ne servent à rien mais ils ne sont pas écolos.
Ces associations plutôt composées de professionnels de la procédure que d’experts en énergie fournissent également un manuel juridique. Et peu importe si au final la plupart de leurs actions échouent face aux tribunaux administratifs. L’objectif est de faire perdre du temps, de freiner le déploiement des renouvelables.
La méthode est toujours la même : on prend un problème local, ou une difficulté secondaire au regard des enjeux, et on en fait une montagne.
Les éoliennes ne tuent pas les vaches et les oiseaux ?
Cette histoire de vaches est un cas d’école. L’affaire défraie la chronique depuis dix ans : deux éleveurs de Nozay, en Loire-Atlantique, pointent du doigt huit éoliennes situées à 700 et 1 500 mètres de distance, responsables à leurs yeux de la mort de plusieurs centaines de têtes de bétail. On a soupçonné les champs électromagnétiques, les courants parasites, les infrasons et les vibrations, les câbles enterrés qui les relient au réseau… De multiples expertises ont eu lieu, menées notamment par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) qui a estimé « hautement improbable » un lien entre les éoliennes et la mortalité excessive des vaches. Par ailleurs en Europe, alors que des centaines de milliers de bovins paissent à proximité de dizaines de milliers d’éoliennes, les éleveurs qui tiennent le même discours se comptent sur les doigts d’une main. Soyons sérieux, quelles que soient les raisons de la mort des vaches de Nozay, on ne peut en conclure que les éoliennes déciment les vaches !
En revanche, oui, les rotors des éoliennes tuent des oiseaux et des chauves-souris. Sept en moyenne par engin et par an selon la Ligue de protection des oiseaux (LPO). C’est trop. Depuis cinq ou six ans des efforts sont entrepris pour éviter les zones sensibles, les couloirs de migration par exemple. Mais il faut remettre les pendules à l’heure : oiseaux et chauves-souris meurent par millions en s’écrasant sur les surfaces vitrées de nos immeubles ou empoisonnés par nos pesticides dans des proportions incomparables. Ils sont tués par les chasseurs et nos chats par dizaines de millions. Au fond, la méthode est toujours la même : on prend un problème local, ou une difficulté secondaire au regard des enjeux, et on en fait une montagne. De la même manière, on braque les projecteurs sur une histoire de corruption pour affirmer que toute l’industrie est corrompue.
Ne peut-on repousser les éoliennes en mer, loin des yeux ?
Emmanuel Macron a fixé l’objectif de déployer une cinquantaine de parcs éoliens maritimes d’ici à 2050, posés ou flottants, dans la mer du Nord, la Manche, en Méditerranée, dans l’Atlantique… C’est une bonne chose : la France a une grande expérience des industries offshore, en particulier pétrolières, qu’elle peut mettre à profit. Seulement cela ne résout pas tout, tant s’en faut. Les éoliennes en mer provoquent la colère des pêcheurs et des résidents des littoraux. Les repousser plus loin encore, hors des eaux territoriales, augmente d’autant les coûts de connexion et les collectivités ne perçoivent plus les revenus de la fiscalité. L’éolien en mer demeure difficile, et deux fois plus coûteux que sur terre. Donc il faut y aller, mais progressivement.
En attendant, on ne peut faire autrement que de déployer l’éolien terrestre. La France possède un potentiel territorial très fort et les coûts se sont effondrés. Je ne comprends pas pourquoi dans notre pays les renouvelables ne sont pas perçus comme une source d’opportunités par l’ensemble du monde rural. Prenez le solaire : les grands parcs dont nous avons besoin nécessitent 1 % des terres agricoles, soit le quart des surfaces qui servent aujourd’hui aux plantations pour les biocarburants. Les villes ont besoin des campagnes, pour produire notre nourriture aussi bien que notre énergie. Il est urgent de changer de regard : plutôt que des engins hideux, les éoliennes doivent incarner les efforts fournis pour échapper à un monde cauchemardesque, symboliser la réconciliation de l’énergie et de l’environnement. Il nous faut apprendre à les voir avec ces yeux-là.
► Éoliennes, pourquoi tant de haine ?, éd. Les Petits Matins, 192 pages, 18 €.