Mariage pour tous : Bègles, 2004, un moment de bascule

Publié: 16 mai 2023, 20:42 CEST

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  1. Emmanuelle Yvert Chercheuse en science politique, École Normale Supérieure Paris-Saclay – Université Paris-Saclay

Déclaration d’intérêts

Emmanuelle Yvert ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

Noël Mamère célèbre le mariage de Stéphane Chapin (2eG) et Bertrand Charpentier (G), le 5 juin 2004. Pool Derrick Ceyrac, AFP

Le 17 mai 2023 marque la célébration des 10 ans de la loi dite du « mariage pour tous ». Outre le droit de se marier, le texte a donné la possibilité juridique aux couples gays et lesbiens d’adopter des enfants et a permis aux familles homoparentales d’être reconnues et protégées légalement. Bien qu’il ait laissé de côté certaines revendications concernant l’homoparentalité, il a constitué une étape majeure sur le chemin de l’égalité des droits des personnes LGBT, comme le Pacs en 1999.

Si le gouvernement socialiste de Jean-Marc Ayrault a été l’artisan institutionnel de cette réforme portée avec verve par la garde des Sceaux Christiane Taubira, la loi de 2013 est le résultat d’années de luttes qui se sont jouées sur différents terrains depuis les années 1990. Elles ont été menées, souvent à bas bruit, par une pluralité d’acteurs et d’actrices investis dans le combat pour l’égalité des droits LGBT. Allocution de Christiane Taubira lors de l’adoption définitive du mariage pour tous à l’Assemblée nationale.

Parmi eux, des associations LGBT et de lutte contre le Sida, des figures engagées du monde intellectuel mais aussi des juristes, des avocates et avocats qui ont ferraillé en justice, des journalistes qui ont cherché à médiatiser cette cause et enfin, des militants et des personnalités politiques qui ont œuvré au sein des partis de gauche, embrassant ces revendications au fil des années et au gré d’événements.

Or, il en est un qui fut une bascule dans l’histoire des luttes pour la conquête des droits conjugaux et parentaux des gays et des lesbiennes : le « mariage de Bègles », une action proche de la désobéissance civile, organisée par un petit groupe réuni pour l’occasion en un collectif informel.

Premier mariage unissant deux hommes, il fut célébré par le député-maire Vert Noël Mamère en la mairie de Bègles (Gironde), près de dix avant que la loi ne légalise les unions de même sexe, et eut des effets importants sur la politisation des causes du mariage et de l’homoparentalité en France.

Affirmation du principe d’égalité des droits

À l’origine, une affaire d’agression homophobe qui aboutira finalement à un non-lieu. Face à cet acte, associations et militantes et militants gays et lesbiens réclament au gouvernement de Jean-Pierre Raffarin une loi contre l’homophobie.

Le philosophe Didier Eribon, auteur de Réflexions sur la question gay, et le juriste Daniel Borrillo, spécialiste des discriminations et des droits LGBT, veulent aller plus loin, convaincus depuis plusieurs années déjà qu’on ne pourra lutter efficacement contre les discriminations, l’homophobie et la transphobie tant que les gays, les lesbiennes et les trans n’auront pas les mêmes droits que les personnes hétérosexuelles.

Dans un « Manifeste pour l’égalité des droits » publié le 17 mars 2004 dans Le Monde, ils réclament, avec le soutien de personnalités issues des mondes intellectuel, artistique et politique, l’accès des couples homosexuels au mariage et à l’adoption, et celui des lesbiennes et des femmes célibataires à la procréation médicalement assistée.

Ils appellent les maires à célébrer des unions entre personnes du même sexe à la faveur d’une interprétation libérale du code civil, arguant que celui-ci ne définit pas le mariage comme l’union d’un homme et d’une femme ; ils appellent aussi les parlementaires à changer la loi et les juges à interpréter l’interdiction du mariage homosexuel comme une violation du principe constitutionnel d’égalité des droits.

Parmi les signataires du manifeste, des maires, dont Noël Mamère, s’engagent à unir des couples homosexuels si on les sollicite. Le 31 mars, le premier édile de Bègles officialise sa position. Il déclare lors d’une conférence de presse, par l’intermédiaire des rédacteurs du manifeste, être prêt à célébrer des mariages « sans se soucier de savoir si la loi le lui permet […] puisqu’il s’agit pour lui de faire un geste politique d’affirmation du principe d’égalité des droits », comme le rapporte Didier Eribon dans son livre Sur cet instant fragile.

« Stratégie de scandalisation »

Pour les auteurs et signataires du texte, le manifeste n’est pas une fin en soi mais le préalable à une action politique soigneusement préparée et mise en œuvre par le groupe. Trois avocats connus pour leur engagement dans la défense des droits des personnes LGBT jouent notamment un rôle fondamental dans la préparation de la stratégie judiciaire de cette action : Caroline Mécary, Yann Pedler et Emmanuel Pierrat.

« Le législateur n’était pas prêt à ouvrir le mariage aux couples homosexuels. […] Donc on décide de provoquer la réaction. […] Avec un paradoxe, c’est qu’on plaidait à la fois que le droit nous le permettait et on était aussi dans la logique de dire, soit le droit nous le permet et c’est formidable, soit il ne nous le permet pas et ce n’est pas très grave parce qu’on va secouer le cocotier suffisamment. » (Entretien avec Emmanuel Pierrat, 13 juin 2013)

Cet appel du collectif à la transgression des normes juridiques et sociales relève, pour reprendre les termes du politiste Michel Offerlé, d’une « stratégie de scandalisation ».

En cela, l’opération est réussie. Le mariage de Bègles, avant même qu’il ne soit célébré, crée un scandale jusqu’au plus haut niveau de l’État, amenant le président Jacques Chirac et son ministre de la Justice à réagir.

Des personnes manifestent devant la mairie de Bègles, le 5 juin 2004, pour soutenir (1er plan) ou pour condamner (2nd plan) la célébration du premier mariage d’un couple homosexuel par le Noël Mamère. Patrick Bernard

L’approche sociologique du scandale développée par Damien de Blic et Cyril Lemieux permet d’expliquer en quoi cette union a été un moment de transformation sociale : pour eux, le scandale est une épreuve à travers laquelle est réévalué collectivement l’attachement à des normes. Avec l’affaire de Bègles, les positions et les représentations sociales autour du mariage et de l’homoparentalité se reconfigurent.

Le mariage gay mis à l’agenda médiatique

Avant cela, la cause du mariage n’avait qu’un très faible écho médiatique en France ; aucun travail spécifique n’avait été engagé par les associations LGBT sur ce thème et les partis politiques n’avaient pas intégré cette question à leur agenda. En quelques mois, l’affaire du mariage de Bègles va changer la donne.

La première transformation majeure concerne la médiatisation de la revendication du mariage. Celle-ci avait brièvement émergé à l’occasion des débats sur le Pacs, mais le sujet avait quasi disparu de l’agenda médiatique depuis le vote de la loi en 1999.

À l’inverse, la question de l’homoparentalité connaissait une montée en puissance grâce au travail de pédagogie et de visibilisation des familles homoparentales mené par l’Association des parents et futurs parents gays et lesbiens (APGL), ainsi qu’à la faveur de mobilisations dans les arènes de justice dont Caroline Mécary a été l’une des figures de proue.

Or, le mariage de Bègles a fait surgir et s’installer durablement la revendication du mariage dans les médias.

Le deuxième changement d’ampleur a trait à l’agenda des associations LGBT. Le mariage de Bègles va entraîner une adhésion plus claire et plus massive aux revendications liées au mariage et à l’homoparentalité et faire tomber les résistances internes au mouvement. À partir de 2004, l’accès aux droits conjugaux et familiaux deviennent les enjeux prioritaires de l’agenda LGBT, notamment en vue des élections présidentielles de 2007.

Plus spécifiquement, la cause du mariage devient tout autant le symbole de l’accès à « l’égalité des droits » que le moyen d’y parvenir.

Alors même que la cause homoparentale était essentiellement portée indépendamment du mariage, à partir de 2004, se produit une confluence des mobilisations en faveur de ce dernier et de l’homoparentalité. Celle-ci se matérialise à travers l’articulation entre ouverture du mariage et ouverture de l’adoption aux couples de même sexe posées de manière indissociable l’une de l’autre, la première emportant la seconde, tandis que les autres revendications (PMA, GPA, filiation) passent à un plan plus secondaire.

Le PS emboîte le pas et dit oui au mariage gay

Enfin, l’affaire de Bègles entraîne la mise à l’agenda politique simultanée des enjeux du mariage et de l’homoparentalité par un effet en chaîne. Au cours de cet épisode, Dominique Strauss-Kahn, alors député socialiste du Val-d’Oise et candidat à la primaire de son parti en vue de l’élection présidentielle de 2007, fait un coup politique : il prend publiquement position en faveur du mariage et de l’adoption dans Libération.

Alors même que le Parti socialiste était encore très divisé au sujet de ces revendications, la déclaration de DSK entraîne un alignement de la direction du PS sur la sienne et contraint plus largement l’ensemble des formations politiques à se positionner sur ces questions. À partir de 2004, ces questions deviennent des enjeux de clivages entre partis, en particulier durant les campagnes présidentielles.

Quelques mois après la célébration du mariage de Bègles, celui-ci fut annulé. Noël Mamère fut condamné par la justice et suspendu de ses fonctions pendant un mois pour cet acte politique. Mais ses instigateurs et instigatrices pouvaient savourer leur victoire : leur action avait permis de faire entrer ces revendications dans le débat politique.

Aujourd’hui, presque 20 ans plus tard, plus de 70 600 couples de personnes de même sexe sont mariés en France, selon les données de l’Insee arrêtées fin 2022.

Mariage pour tous : Bègles, 2004, un moment de bascule