Si les investisseurs s’intéressent à ce moyen de transport dopé par les dernières grèves et le Covid-19 , une « vélorution » ne serait toutefois pas sans conséquence, économique et sociétale, sur un pays façonné par la voiture depuis l’après-guerre.

La vidéo, diffusée depuis mi-décembre sur le Net, emprunte tous les superlatifs de la publicité automobile. Sur fond de musique grandiose et d’images au ralenti, « la boîte de vitesse automatique intégrée » et le moteur électrique « qui s’adapte à la conduite » vont bouleverser vos vies, promet l’homme en chemise bleu ciel, pantalon cintré et sourire insolent.

Mais cette « première mondiale » vendue par le directeur de la stratégie de Valeo, numéro deux en France de l’équipement automobile, n’est cette fois pas destinée aux constructeurs. C’est sur le vélo à assistance électrique (VAE) dont le marché, croit-il savoir, « va être multiplié par quinze dans les dix prochaines années », que le groupe dit vouloir miser.

Cet hiver, quand le groupe financier Bruxelles Lambert devenait l’actionnaire majoritaire du fabricant allemand Canyon, un fonds d’investissement luxembourgeois prospectait pour racheter une marque française dans l’univers de la bicyclette. Début mars, Porsche lançait deux vélos très haut de gamme quand, en France, les acteurs de la grande distribution bataillaient pour inaugurer leur atelier cycle à l’entrée des supermarchés.

« Eviter la fuite des citadins »

Effet d’aubaine ou véritable stratégie, l’avenir le dira. Mais si les investisseurs et les grands groupes persistent à s’intéresser à ce moyen de transport dopé par les dernières grèves et la pandémie, il est permis d’imaginer que la France pourrait devenir cette « nation du vélo » qu’Elisabeth Borne, alors ministre de l’écologie, appelait de ses vœux en mai 2020.

Cette « vélorution », comme la surnomment ses partisans, ne serait toutefois pas sans conséquence sur un pays façonné par la voiture depuis l’après-guerre. L’aménagement des territoires, les habitudes de vie, mais aussi l’organisation de pans entiers de l’économie qui reposent sur l’usage de l’automobile seraient profondément modifiés. « Créer des endroits agréables en ville, avec moins de bruit, plus d’espaces verts, est aussi le moyen d’éviter la fuite des citadins à la campagne », note Audrey de Nazelle, chercheuse en santé publique à l’Imperial College de Londres.Lire aussi« Ne laissez pas la voiture reprendre la place » : Elisabeth Borne, la ministre de la transition écologique, veut pérenniser les pistes cyclables temporaires

Depuis un an, le renforcement spectaculaire du réseau cyclable a entraîné une forte progression de la pratique. En 2020, hors périodes de confinement, « les comptages ont enregistré une hausse de 27 %, aussi bien en milieu urbain qu’à la campagne », note Camille Thomé, directrice de l’association d’élus Vélo & territoires. Si l’on applique cette évolution aux chiffres issus des recensements de l’Insee, la proportion des trajets effectués à vélo approcherait désormais les 4 %.

Les objectifs affichés en 2018 par le premier ministre, Edouard Philippe, 9 % de trajets quotidiens en 2024, semblent lointains

Bien sûr, la France est encore largement distancée par l’Allemagne où, dès 2014, selon la Commission européenne, le vélo constituait le principal mode de déplacement pour 12% des personnes, un chiffre encore plus élevé au Danemark (24 %) et aux Pays-Bas (36 %). Et les objectifs affichés, en 2018, par le premier ministre, Edouard Philippe, 9 % de trajets quotidiens en 2024, semblent lointains. « Cela exigerait une augmentation de 35 % de la pratique chaque année, soit encore plus qu’en 2020 », relève le chercheur Sébastien Marrec, rattaché à l’université de Rennes.

Recruter d’autres publics que celui des centres-villes, autrement dit des habitants de banlieues, de villes moyennes et de territoires périurbains et ruraux, là où la voiture individuelle est encore reine, est précisément l’objectif de la Fédération des usagers de la bicyclette (FUB), dont le président, Olivier Schneider, s’est imposé comme conseiller officieux de la ministre de la transition écologique.

La FUB a aussi imaginé une « Académie des mobilités actives » pour assister les aménageurs. L’instance doit former urbanistes, architectes, services techniques pour que le vélo et la marche soient intégrés dans l’ensemble des politiques publiques. En parallèle, l’agence de la transition écologique accompagne des élus comme ceux du parc naturel régional de Chartreuse, qui cherchent à réduire le flot quotidien des voitures vers Grenoble et Chambéry.

Dans les territoires périurbains, ce n’est pas tant le budget qui manque qu’une logique à inverser

Les recettes sont désormais connues : itinéraires continus, passerelles lancées au-dessus des cours d’eau, des voies ferrées ou des autoroutes, nouveaux plans de circulation. Le coût de ces infrastructures, qui serviraient à tous, implique des dépenses publiques de 30 euros par an et par habitant pendant plusieurs années, selon une étude publiée en 2020 sur l’impact économique et le potentiel des usages du vélo en France.

« On n’en est plus très loin », assure Nicolas Mercat, coauteur de ce rapport et maire (DVG) du Bourget-du-Lac, en Savoie. Parmi les vingt-huit maires de l’agglomération Grand Lac, « plus un seul ne considère que les aménagements cyclables ne servent à rien », constate-t-il, et les investissements de l’agglomération devraient atteindre « 20 euros par an et par habitant ». Dans les territoires périurbains, ce n’est pas tant le budget qui manque qu’une logique à inverser. Tant que les documents d’urbanisme prévoient « des stationnements à moins de 100 mètres des entreprises, l’usage de la voiture est mécaniquement facilité », estime M. Mercat.

« Une option possible »

A Massy (Essonne), un de ces territoires des années 1960 pensés par et pour l’automobile, le maire (UDI), Nicolas Samsoen, effectue des trajets avec des chefs d’entreprise pour leur montrer « que le vélo est une option possible ». Mais les habitudes changeront vraiment lorsque, d’ici dix ans, espère t-il, la ville bénéficiera d’une nouvelle ligne de métro et d’un RER solide et fiable.

La complémentarité entre le vélo et les transports en commun est l’une des clés du modèle nord-européen. Mais il ne consiste pas à emporter le vélo dans le train, précise l’économiste Frédéric Héran dans son essai prospectif Le Retour de la bicyclette (La Découverte, 2014). Certes, « le vélo embarqué (…) est une solution attrayante », mais dans les faits, « le cycliste n’est pas sûr de trouver une place », et pour le transporteur, c’est du retard à l’embarquement et des rames encombrées.

Aux Pays-Bas, « les chemins de fer proposent des parkings sécurisés à moins de 50 mètres des voies », note Frédéric François, du Collectif bicyclette Bretagne« Les utilisateurs récupèrent leur deuxième vélo à l’arrivée, ou en louent un auprès d’OV Fiets, une filiale des chemins de fer néerlandais ». Ce système a été exporté avec succès en Belgique. Pourquoi ne pas le répliquer entre Rennes et Saint-Brieuc, deux des quatre gares les plus fréquentées de la région, a suggéré le collectif breton aux candidats aux élections régionales.En Ile-de-France, l’arrivée du Grand Paris Express, le métro à 35 milliards d’euros, pourrait accélérer la tendance.

Multiplication des décideurs

Mais une telle réorganisation implique un changement de logique. Il faut libérer suffisamment d’espace à proximité immédiate des gares, au détriment des commerces, des bureaux ou du stationnement automobile. Et donc convaincre les collectivités et Gares & Connexions, la filiale de la SNCF, de renoncer à des parcelles qui se louent ou se concèdent à prix d’or et dont les rentes servent à entretenir et rénover le bâti.

La multiplication des décideurs ralentit aussi la réalisation. A Chambéry, entre la conception d’un projet de parking à 20 mètres de la gare et son inauguration, en 2018, treize années ont passé. Et la vélostation (450 places) est « aujourd’hui presque saturée », signale Emmanuel Roche, chargé de la politique cyclable de l’agglomération. A Paris, la fréquentation de la gare du Nord nécessiterait « 20 000 places de stationnement », assure le chercheur Sébastien Marrec. Les plans de la rénovation en comptent 6 000. « Il n’y a pas grand monde qui soit capable d’anticiper ce que signifie un univers à 10 % ou 15 % de part modale [répartition des déplacements entre les différents moyens de transport]», constate-t-il.Lire aussiUn plan gouvernemental de 20 millions d’euros pour encourager la pratique du vélo pendant le déconfinement

Le vélo colle à l’envie de proximité que la crise sanitaire est venue renforcer. Cela vaut aussi pour les quartiers pavillonnaires où les urbanistes, obnubilés par le concept de « ville du quart d’heure », appellent à recréer des centres autour de commerces et de rues apaisées. Ce mouvement conduira à « une rétraction des zones de chalandise », estime David Lestoux, qui conseille les collectivités, car « on ne parcourt plus si souvent 40 kilomètres pour un achat ».

L’avenir de la cyclo-logistique

Les habitudes de consommation changent aussi. Le ravitaillement du samedi n’est plus la norme. Place aux courses fragmentées et aux commandes en ligne. Cela produit des effets inattendus. « Plus les gens se déplacent à vélo dans une ville, plus la demande en livraisons alimentaires est importante. Mais celle-ci mobilise des véhicules thermiques », explique David Lestoux. En pleine croissance, le secteur de la cyclo-logistique, avec ses vélo-cargos susceptibles de transporter de lourdes charges, a de l’avenir.

Est-ce pour autant le déclin de l’hypermarché de périphérie des années 1970 ? Rien n’est moins sûr. D’abord, parce que l’étalement urbain a rattrapé ces mastodontes. Bâti en 1985 sur des marais asséchés, le complexe commercial de Bordeaux Lac se trouve aujourd’hui en pleine ville. Et sa première zone de chalandise « n’excède pas les 5 km une distance convenable à vélo, et plus facilement réalisable en vélo à assistance électrique (VAE) », assure Georges Carcanis, urbaniste chez Nhood France, le nouvel opérateur d’immobilier mixte détenu par la famille Mulliez.

Il ne faut pas sous-estimer non plus la capacité d’adaptation de ces groupes. « En Allemagne, Lidl devient opérateur en habitat et construit des logements au-dessus des supermarchés », note David Lestoux. A Nantes, dans le quartier de la Beaujoire, Carrefour s’allie à la foncière immobilière Altarea-Cogedim pour concevoir un ensemble d’habitation à proximité de son hypermarché. « L’essor du vélo accélérera cette demande », assure le consultant.

Transmettre le goût du vélo

La grande distribution surfe sur la tendance. Dans le Nord, le centre commercial Promenade de Flandre, inauguré en 2017 au nord de Tourcoing (10 millions de visiteurs par an dont 93 % arrivent en voiture) imagine « un boulevard urbain et nature ». Une manière d’attirer les cyclistes, mais aussi de verdir l’image de ce site hors norme. Chez Monoprix, la direction innovation envisage la création de « drive cyclistes ».

Une ville qui fait la part belle aux modes actifs devient plus apaisée, mais aussi plus bourgeoise. « Inévitablement, les prix de l’immobilier grimpent. De nouveaux commerces s’installent, souvent du bio, du vrac, et les prix qui vont avec. Certains habitants sont contraints de partir », alerte la chercheuse Audrey de Nazelle, qui appelle à intégrer dans les politiques « un système pour ne pas exclure les gens défavorisés ». Dans les quartiers populaires, les associations s’efforcent de transmettre le goût du vélo.

Et la voiture, dans tout ça ? La bicyclette est-elle réellement cette menace pour l’industrie automobile que sous-entendait, en septembre 2020, Carlos Tavares, le PDG de PSA, en fustigeant « un lobby anti-automobile hyperpuissant » ? « Le marché de la voiture subit une déprime, mais celle-ci ne doit pas grand-chose au vélo », nuance l’économiste des transports et président du think tank de l’Union routière de France, Yves Crozet. « L’équipement, comme le trafic, sont parvenus à un plafond ».

L’économie de l’autopartage

FeuVert et Norauto ont anticipé le mouvement en vendant des « VAE d’entrée de gamme », note l’étude sur l’impact économique du vélo. A l’avenir, il est « très probable » que le passage à la voiture électrique, « qui demande beaucoup moins de maintenance », pousse les ateliers à se développer autour du VAE. Et l’heure de l’économie de l’autopartage, annoncée depuis dix ans, est peut-être enfin venue.

Frappé durement par la crise, le tourisme pourrait, lui aussi, être bousculé par la bicyclette. « Les clients recherchent des séjours actifs, de plein air, à l’écart des flux touristiques », constate Véronique Brizon, directrice d’ADN Tourisme, la fédération des institutionnels du secteur. « Le vélo répond à tout cela », même si les aménagements nécessaires à ces nouveaux vacanciers, risquent, là encore, de prendre un espace jusqu’alors dévolu aux motorisés.

L’exemple du Mont-Saint-Michel a de quoi rassurer. Depuis 2015, autocars, voitures et camping-cars sont relégués à plus de trois kilomètres, et l’abbaye n’est accessible qu’en navette, à vélo ou à pied. Après avoir enregistré une baisse de fréquentation, le site a affiché une hausse de 6 % en 2019 avec près de 1,5 million de visiteurs et devenait le deuxième monument le plus visité de France, derrière l’Arc de triomphe.

Le Monde du 28 mars 2021

Comment la révolution de la bicyclette bouleverse les villes françaises