Philosophe, anthropologue et sociologue des sciences et des techniques, le professeur émérite associé à Sciences Po est décédé dans la nuit du 8 au 9 octobre. Son œuvre, célébrée dans le monde entier, et ses réflexions sur la crise écologique inspirent une nouvelle génération d’intellectuels, d’artistes et de militants.
LE MONDE : Le sociologue, anthropologue et philosophe Bruno Latour est mort dans la nuit du samedi 8 au dimanche 9 octobre à l’âge de 75 ans, à Paris, a appris Le Monde de sources familiales et des éditions La Découverte. C’est l’un des intellectuels français les plus importants de sa génération qui disparaît, après une longue lutte contre la maladie. « Le plus célèbre et le plus incompris des philosophes français », avait écrit le New York Times, le 25 octobre 2018.
Célèbre et célébré à l’étranger, récipiendaire du prix Holberg (2013) et du prix de Kyoto (2021) pour l’ensemble de ses travaux, Bruno Latour fut, en effet, un temps incompris en France, tant ses objets de recherche semblaient disparates, ce qui pouvait masquer une grande cohérence. Il faut dire qu’il a touché à presque tous les domaines du savoir : l’écologie, le droit, la modernité, la religion et, bien sûr, les sciences et les techniques, avec ses inaugurales et détonantes études sur la vie de laboratoire. D’autant que, à l’exception notable de Michel Serres, avec qui Bruno Latour conçut un livre d’entretiens, Eclaircissements (François Bourin,1992), la philosophie en France s’est souvent tenue à l’écart de la pensée et de la pratique des sciences.
« Il fut le premier à percevoir que l’enjeu de la pensée politique résidait tout entier dans la question écologique », rappelle le sociologue Bruno Karsenti, comme en témoigne, dès 1999, la publication de Politiques de la nature (La Découverte), écrit en consonance avec Le Contrat naturel de Michel Serres (1990).
Sociologue iconoclaste
Mais ce sont sans doute deux livres consacrés à l’écologie, délivrés sous forme de questions, Où atterrir ? (La Découverte, 2017) et Où suis-je ?(La Découverte, 2021), qui ont fait plus largement connaître au grand public ce sociologue iconoclaste.
Né le 22 juin 1947 à Beaune (Côte-d’Or), dans une grande famille bourgeoise de négociants en vin, il est devenu l’un des philosophes les plus influents de notre temps, inspirant une nouvelle génération d’intellectuels, d’artistes et de militants soucieux de remédier au désastre écologique.
Depuis « l’intrusion de Gaïa », comme l’écrit la philosophe Isabelle Stengers, avec qui il entretint une longue amitié intellectuelle (racontée par Philippe Pignarre dans Latour-Stengers, un double vol enchevêtré, Les Empêcheurs de penser en rond, 2021), Bruno Latour n’a cessé de penser le « nouveau régime climatique » dans lequel nous vivons (Face à Gaïa, La Découverte, 2015). Car « nous avons changé de monde », expliquait-il, depuis que nous sommes entrés dans l’ère de l’anthropocène, au sein de laquelle l’homme devient une force géologique. « Nous n’habitons plus la même Terre », assurait-il.
Les Modernes ont cru, à partir du XVIIe siècle, que la séparation entre la nature et la culture, entre les objets et les sujets, était effective. Ils ont soutenu que les « non-humains » étaient des choses qui nous étaient étrangères, alors qu’ils n’arrêtaient pas de composer avec eux. C’est en ce sens que « nous n’avons jamais été modernes », comme il le proclamait dans un livre du même nom (La Découverte, 1991).
Les vivants fabriquent leur condition d’existence
Mais une découverte, peut-être « aussi importante que celle de Galilée à son époque », disait-il, a été faite par le physiologiste, chimiste et ingénieur britannique James Lovelock (1919-2022), auteur de La Terre est un être vivant. L’hypothèse Gaïa (Flammarion, 1993) : ce sont les vivants qui fabriquent leurs propres conditions d’existence. L’atmosphère n’est pas donnée, homéostatique, mais produite par tous les êtres qui peuplent la Terre, comme le confirma à son tour la microbiologiste Lynn Margulis (1938-2011).
Ainsi, nous vivons sur ce vernis, cette fine peau de quelques kilomètres d’épaisseur qui recouvre le globe terrestre et que certains scientifiques, comme son ami géochimiste Jérôme Gaillardet, professeur à l’Institut de physique du globe, à Paris, appellent la « zone critique ». Une enveloppe sur laquelle nous devons désormais « atterrir », au lieu de vivre hors-sol, afin d’en maintenir les conditions d’habitabilité. C’est à cette enveloppe que Bruno Latour donne le nom de Gaïa, reprenant une hypothèse scientifique, mais aussi un mythe issu de la Grèce antique, qui désignait la « déesse mère », matrice de toutes les divinités.
Car nous avons également changé de cosmologie. La représentation du monde et des êtres qui nous entourent n’est plus la même. En rapprochant la planète Terre des autres corps célestes, la révolution galiléenne permit de passer « du monde clos à l’espace infini », comme dit le philosophe des sciences Alexandre Koyré (1892-1964). Galilée levait les yeux vers le ciel, Lovelock les a baissés vers le sol. « A la Terre qui se meut de Galilée, pour être complet, il fallait ajouter la Terre qui s’émeut de Lovelock », résume Bruno Latour.
C’est pourquoi sa philosophie permet de penser la crise écologique à nouveaux frais. Mais aussi d’agir, afin d’« atterrir sur cette nouvelle Terre ». Comment ? Par l’autodescription, qui consiste pour chacun et chaque citoyen à « décrire non pas où l’on vit, mais ce dont on vit » et à cartographier le territoire dont il dépend. Son modèle ? Les cahiers de doléances de la Révolution française, à l’occasion desquels le tiers état a précisément dépeint son territoire et répertorié ses inégalités. Parce qu’« un peuple qui sait s’autodécrire est capable de se réorienter politiquement », affirmait-il.
Sa méthode ? L’enquête, dont il n’a cessé d’affirmer et d’éprouver la puissance. En homme pragmatique et en philosophe empiriste, il a mené, après la crise des « gilets jaunes », avec le consortium Où atterrir ?, une série d’ateliers d’autodescription à La Châtre (Indre), à Saint-Junien (Haute-Vienne), à Ris-Orangis (Essonne) ou à Sevran (Seine-Saint-Denis). « De qui dépendez-vous pour exister ? » s’avère la question centrale, afin de « passer de la plainte inarticulée à la doléance », l’interrogation nécessaire afin de nouer de nouvelles alliances.
Cet art du questionnement est condensé dans un « questionnaire » en forme d’aide à l’autodescription lancé lors du premier confinement, qui connut un fort retentissement et s’ouvre sur une question qui a mis beaucoup de confinés en réflexion : « Quelles sont les activités maintenant suspendues dont vous souhaiteriez qu’elles ne reprennent pas ? » (« Imaginez les gestes barrières contre le retour à la production d’avant-crise », AOC, 30 mars 2020).
Une pensée en bande
Où atterrir ? est un dispositif de recherche fondamentale à l’image de ceux que ce penseur collectif n’a jamais cessé de mettre en place, à l’instar de deux récentes expositions dont il fut le commissaire. L’une au ZKM de Karlsruhe (« Critical Zones »), l’autre au Centre Pompidou-Metz (« Toi et moi, on ne vit pas sur la même planète »).
Composées d’installations et de performances destinées non pas à illustrer une idée ou à scénographier une philosophie, mais à produire une « expérience de pensée », elles mettaient en rapport d’autres disciplines avec des pratiques artistiques dans une association permettant de réfléchir cette nouvelle cosmologie. « Comme je ne sais pas résoudre certaines questions que je me pose, je fais appel à des experts qui en savent davantage que moi, ainsi qu’à des artistes dont la sensibilité est très différente et dont les frottements permettent de produire de la pensée », disait-il.
Il faut dire que Bruno Latour pense en bande et réfléchit en équipe, à l’aide de collectifs et de dispositifs. Comme Sciences Po, au sein de plusieurs programmes qu’il a fondés quand il en était le directeur scientifique (2007-2012) : le Médialab, laboratoire interdisciplinaire créé en 2009 qui mène des recherches sur les relations entre le numérique et les sociétés, à présent dirigé par le sociologue Dominique Cardon ; le Speap, école des arts politiques lancée en 2010, dont l’historienne des sciences et dramaturge Frédérique Aït-Touati, qui a mis en scène l’impressionnante lecture-performance de Bruno Latour Moving Earths (2019), est désormais responsable.
Bruno Latour a également initié la Formation par la cartographie des controverses à l’analyse des sciences et des techniques (Forccast), animée par le sociologue Nicolas Benvegnu, qui vise à explorer et à visualiser la complexité des débats publics, qui entremêlent aussi bien les questions sociales que spatiales, géographiques que scientifiques, à l’image de la controverse sur les plantes invasives, dont il s’est récemment emparé.
Il a aussi lancé Terra Forma, notamment piloté par Alexandra Arènes et Axelle Grégoire, deux jeunes architectes qui articulent la question du paysage à la politique territoriale. Sans oublier, bien sûr, le consortium Où atterrir ?, au sein duquel Bruno Latour travaillait avec, parmi d’autres, l’architecte Soheil Hajmirbaba et le compositeur Jean-Pierre Seyvos.
Le travail se faisait parfois en famille, avec Chantal Latour, son épouse, musicienne, coordinatrice, médiatrice et collaboratrice artistique de S-composition, spécialisée dans les ateliers de création partagée, et Chloé Latour, sa fille, avocate et metteuse en scène, qui, avec Frédérique Aït-Touati, porta au théâtre Gaïa Global Circus (2013), une pièce conçue par Bruno Latour. « Non pas une firme, mais une ferme, avec le père, la mère et la fille », s’amusait-il, alors que son fils Robinson poursuit de son côté sa carrière de scénariste.
La société n’existe pas
Observer Bruno Latour coanimer ces groupes affinitaires et contribuer à dresser la cartographie de leurs attachements lors de séances ponctuées de moments de théâtre et de chant était une expérience saisissante. Car, malgré son aura et ses fulgurances, le philosophe n’y était jamais surplombant, mais en empathie, à l’écoute, totalement immergé dans ces enquêtes sur nos conditions d’existence, ces traversées d’expériences partagées.
Si les collectifs sont si importants pour lui, c’est en raison de sa conception de la sociologie, qu’il considère non pas comme une science du social, mais comme celle des associations (Changer de société, refaire de la sociologie, La Découverte, 2006). « Une société ne tient pas en raison d’une superstructure, le collectif tient par des collecteurs », affirmait ce théoricien de l’acteur-réseau, qui, dans l’historiographie des sciences sociales, se rapproche davantage d’une sociologie de la description (proche de Gabriel Tarde) que d’une sociologie de l’explication (issue d’Emile Durkheim).
Dans l’un de ses derniers cours au Collège de France, Michel Foucault affirmait qu’il fallait « défendre la société ». Bruno Latour explique que la société n’existe pas, qu’elle n’est pas quelque chose de donné et qu’il faut « considérer le social comme l’association nouvelle entre des êtres surprenants qui viennent briser la certitude confortable d’appartenir au même monde commun ». C’est parce que le social se modifie constamment que d’autres terrains et d’autres manières d’enquêter s’imposent. D’où la centralité de son Enquête sur les modes d’existence (La Découverte, 2012), au sein de laquelle il démontre qu’il y a plusieurs « régimes de vérité ».
Bruno Latour n’est pas venu à l’écologie par une pratique de naturaliste ou par un goût prononcé pour l’immersion dans les grands espaces et le wilderness, même si ses origines bourguignonnes l’ont sans doute rendu sensible aux notions de terroir et de territoire, mais par la sociologie des sciences. A San Diego (Californie), au cœur du Salk Institute, Bruno Latour a la chance d’assister à la découverte de l’endorphine par l’équipe du professeur d’endocrinologie Roger Guillemin, qui obtiendra le prix Nobel de médecine en 1977.
Il observe surtout « comment un lieu artificiel peut établir des faits avérés ». Loin de l’épistémologie classique, Bruno Latour comprend que la science est une pratique qui n’oppose pas la nature et la culture ou la certitude et l’opinion. La science est faite de controverses, elle est socialement construite (La Vie de laboratoire. La Production des faits scientifiques, avec Steve Woolgar, 1979, trad. La Découverte, 1988).
Cette ethnologie hétérodoxe des sciences lui vaut d’être taxé de « relativisme », supposant qu’il nierait l’existence d’une vérité scientifique, alors que sa sociologie est « relationniste », elle met en relation les éléments théoriques, empiriques, sociaux et techniques qui permettent d’accéder à une forme spécifique de vérité.
« Overdose de réductionnisme »
Sa méthode est la même pour le droit ou la religion. Bruno Latour s’intéresse aux régimes de véridiction : « Qu’est-ce que parler juridiquement ? », « Qu’est-ce que parler religieusement ? » Une manière de s’approcher des vérités circonstanciées étroitement liées à sa thèse de philosophie, soutenue en 1975 et intitulée « Exégèse et ontologie ». Car Bruno Latour philosophe point par point, sans sauter les médiations.
Sa rencontre avec la philosophie, en classe de terminale, l’a converti : « J’ai immédiatement su que je serai philosophe, disait-il. Car les autres savoirs, paradoxalement, me semblaient plus incertains. » Sa lecture de Nietzsche l’entraîna à briser les idoles, comme on aime le faire à 18 ans, mais surtout à mener « une critique impitoyable de la notion de fondement ».
« Le monde moderne nous prive de notre capacité d’engendrement,c’est une tragédie », écrit Latour
Celle de Charles Péguy, à la fois catholique et socialiste, n’a cessé de l’accompagner, depuis ses jeunes années militantes au sein de la Jeunesse étudiante chrétienne, qu’il rejoint dans les années 1960, jusqu’à ses tout derniers textes consacrés à l’écologie politique :« Ce qui faisait de [Péguy], naguère, un réactionnaire, son écriture de l’incarnation, sa pensée du sol et de l’attachement lui permettent aujourd’hui d’éclairer la situation où nous nous trouvons, nous qui ne savons plus quel espace habiter. On parle de tous ces jeunes qui se mobilisent par peur de la catastrophe écologique. Or Péguy avait compris ceci : le monde moderne nous prive de notre capacité d’engendrement,cette perte est une tragédie. »
Jeune professeur bourguignon, il eut une révélation. Une sorte d’épiphanie. En 1972, sur la route qui relie Dijon à Gray (Haute-Saône), il ressentit « comme une lassitude » et s’arrêta sur le bas-côté, « dégrisé après une overdose de réductionnisme ». En effet, chacun cherche à réduire le monde qui l’entoure à un principe, une idée, une opinion : « Chrétien, écrit-il dans Irréductions (Métailié, 1984), on aime un Dieu capable de réduire le monde à lui-même au point de le créer ; (…) astronome, on quête l’origine de l’Univers au point de déduire son évolution du Big Bang ; mathématicien, on cherche les axiomes qui contiendraient tout le reste comme corollaires et conséquences ; philosophe, on espère trouver le fondement radical à partir duquel tout le reste n’est que phénomènes ; intellectuel, on ramène à la vie de la pensée la simple pratique et les simples opinions du vulgaire. »
Or, comprit-il en ce jour au ciel d’hiver très bleu, « rien ne se réduit à rien, rien ne se déduit de rien d’autre, tout peut s’allier à tout ». Tel fut son « signe de croix ». Un signequi « éloignait un à un les mauvais démons : le Dieu de la métaphysique, depuis ce jour, n’est plus revenu me faire du mauvais sang », écrivait-il. Telle fut la cosmologie qui orienta toute sa philosophie. Car s’il fut sociologue de profession, il resta philosophe jusqu’au bout.
Observer la science
Dans une série d’entretiens réalisés pour Arte, diffusés au printemps, il lâcha, presque dans un sanglot : « C’est tellement beau, la philosophie. » Pourquoi cette discipline capable de créer des concepts, comme disait Gilles Deleuze, est-elle si belle, si puissante et si enivrante ? « Je ne sais pas répondre à cette question, disait-il, sinon en pleurant. La philosophie – les philosophes le savent – est cette forme tout à fait étonnante qui s’intéresse à la totalité, et qui ne l’atteint jamais parce que le but n’est pas de l’atteindre, mais de l’aimer. L’amour, c’est le mot de la philosophie. » C’est peu dire qu’il l’aima et qu’il chercha à l’embrasser, cette totalité.
En Côte d’Ivoire, tout d’abord, après une agrégation de philosophie, où il s’est formé à l’anthropologie. A Abidjan, plus précisément, alors qu’il était en coopération et devait enseigner la philosophie de Descartes dans un lycée technique. Un premier terrain au sein duquel – en intellectuel déjà « postcolonial » – il refusait d’opposer un Occident rationnel et une Afrique plongée dans l’irrationalité. L’expérience lui permit de forger une « anthropologie symétrique », afin d’étudier les sociétés occidentales comme les ethnologues le font avec les sociétés africaines. Cette méthode le conduisit à observer un laboratoire en Californie, et pas n’importe lequel, puisqu’il fut celui d’un prix Nobel. Une expérience décisive pour comprendre « la science telle qu’elle se fait ».
Car Bruno Latour est un intellectuel de terrain. Même historique, puisqu’il s’est passionné pour Pasteur et l’histoire des sciences (Pasteur : guerre et paix des microbes, Métailié, 1984 ; Pasteur, une science, un style, un siècle, Perrin, 1994). Pour celle des techniques aussi, qui le fit rejoindre, en 1982, l’Ecole des mines, où il resta vingt-cinq ans, notamment au Centre de sociologie de l’innovation, dirigé par Michel Callon, qui est à l’origine de la théorie de l’acteur-réseau.
Ce « bouillonnement collectif » débouche sur des recherches particulièrement originales, comme en témoigne Aramis ou l’amour des techniques (La Découverte, 1992), sans doute l’un de ses ouvrages préférés, nommé d’après un métro automatique qui a failli être construit au sud de Paris. Un livre de « scientifiction », une enquête de sociologie doublée de « l’histoire amoureuse d’une machine ».
Dans la présentation, Bruno Latour résume non seulement le propos du livre, mais aussi un programme de recherche, une méthode sociologique, une ambition philosophique et un souci éthique : « Aux humanistes, j’ai voulu offrir l’analyse détaillée d’une technique assez magnifique, assez spirituelle, pour les convaincre que les machines qui les entourent sont des objets culturels dignes de leur attention et de leur respect. Aux techniciens, j’ai voulu montrer qu’ils ne pouvaient pas concevoir un objet technique sans prendre en compte la foule des humains, leurs passions, leurs politiques (…). Aux chercheurs en sciences humaines, enfin, j’ai voulu montrer que la sociologie n’est pas cette science des seuls humains, mais qu’elle peut accueillir à bras ouverts les foules de non-humains comme elle le fit au siècle passé pour les masses de pauvres gens. Notre collectif est tissé de sujets parlants, peut-être, mais auxquels s’attachent en tout point les pauvres choses, nos frères inférieurs. En s’ouvrant à eux, le lien social deviendrait sans doute moins mystérieux. Oui, je voudrais que l’on pleure de vraies larmes en lisant la triste histoire d’Aramis et que nous apprenions de cette histoire à aimer les techniques. »
Une « nouvelle lutte des classes »
On comprend mieux pourquoi Bruno Latour esquissa, en 1994, un « parlement des choses », afin de « faire entrer en politique des sujets rejetés aujourd’hui du côté de la science » et pour qu’un dialogue s’établisse entre les représentants des humains et ceux de leurs « non-humains associés ». Infatigable inventeur de concepts, incontournable initiateur de percepts, Bruno Latour se fit aussi plus politique à mesure que montait l’urgence écologique.
« L’écologie, c’est la nouvelle lutte des classes », lançait-il dans Le Monde, au moment de la publication, avec le sociologue danois Nikolaj Schultz, d’un Mémo sur la nouvelle classe écologique (La Découverte, 96 pages, 14 euros). Car les conflits ne sont plus seulement sociaux, mais géosociaux, affirment-ils, avant d’appeler une « nouvelle classe écologique » à reprendre fièrement le flambeau des socialistes du siècle dernier.
Ses idées ont-elles triomphé ? Elles se sont propagées dans le monde entier, de la philosophe belge Vinciane Despret à l’anthropologue américaine Anna Tsing, de l’écrivain Richard Powers à la philosophe Donna Haraway, en passant par l’essayiste indien Amitav Ghosh. Ses livres, principalement publiés aux éditions La Découverte, grâce à la complicité avec Philippe Pignarre, sont traduits en plus de vingt langues.
En France, son audience est immense. Et les intellectuels qu’il a formés, accompagnés, épaulés sont désormais lus, plébiscités et commentés, comme Frédérique Aït-Touati, le philosophe politique Pierre Charbonnier, la philosophe féministe Emilie Hache, le penseur des métamorphoses Emanuele Coccia, le philosophe du vivant et pisteur d’animaux Baptiste Morizot, l’historienne de l’art Estelle Zhong Mengual, le philosophe et artiste Matthieu Duperrex ou l’anthropologue de l’animisme Nastassja Martin. Une constellation si ramifiée qu’il est impossible de tous les nommer.
Certains de ses étudiants à Sciences Po ont copiloté la convention citoyenne pour le climat ou travaillent dans des mairies tournées vers l’écologie. Avec l’anthropologue Philippe Descola, professeur émérite au Collège de France, il a opéré le tournant écopolitique de la pensée contemporaine, en chef d’une bande qu’il réunissait dans son appartement de la rue Danton, à Paris, où se croisaient chercheurs et activistes, écrivains et artistes. Un peu comme dans ces salons du XVIIIe siècle au sein desquels a éclos la philosophie des Lumières et où l’on avait l’impression de rencontrer les nouveaux Diderot et d’Alembert.
« Un jour, peut-être, le siècle sera deleuzien », disait, en 1969, Michel Foucault, impressionné par l’auteur de Différence et répétition (PUF, 1986). Le philosophe Patrice Maniglier estime aujourd’hui que le nôtre sera « latourien ». Ou plutôt que « ce n’est pas nous qui sommes devenus latouriens ; c’est notre temps ». Il serait contraire à l’intuition de sa jeunesse de réduire Bruno Latour à une formule.
D’autant que, ces derniers temps, il promenait sa grande silhouette élégante et dégingandée dans un monde incendié, persuadé, comme William James, que « l’Univers est un plurivers ». Bruno Latour connaissait la nouvelle donne mieux que personne : « Mon père, mon grand-père pouvaient prendre leur retraite, vieillir tranquillement, mourir en paix : les étés de leur enfance et ceux de leurs petits-enfants pouvaient se ressembler, écrivait-il. Bien sûr, le climat fluctuait, mais il n’accompagnait pas le vieillissement d’une génération comme il accompagne la mienne, celle des baby-boomers. Moi, je ne peux pas prendre ma retraite, vieillir et mourir en léguant à mes petits-enfants un mois d’août détachable de l’histoire de ma génération », regrettait-il.
Le philosophe a laissé une extraordinaire boîte à outils, non seulement destinée à nourrir la réflexion, mais également à imaginer de nouveaux modes d’existence et d’action. Une invitation à « devenir terrestre » en faisant preuve d’empathie avec la Terre qu’il nommait « géopathie ». Bruno Latour a donc atterri. Mais il demeure, tout comme son œuvre, irréductible.