Comment la culture écologique s'est diffusée dans la société

D’abord marginalisées puis méprisées, les pensées de l’écologie sont en voie de gagner la bataille des idées. Un séisme dans le monde intellectuel, qui vient réinterroger les racines de notre modernité.

C’est une lame de fond qui vient de loin et transforme peu à peu le paysage intellectuel : les pensées de l’écologie bénéficient aujourd’hui d’une nouvelle visibilité et d’un écho grandissant. Elles se diffusent massivement, s’imposent à l’université, dans les maisons d’édition et sur les tables des librairies. C’est un foisonnement inédit au croisement des luttes, des arts et des sciences qui vient bouleverser notre manière de penser le monde et de l’habiter, et qui dessine de nouveaux récits pour contrer la crise climatique.

Pour préparer les Rencontres des nouvelles pensées de l’écologie, organisées par L’Instant d’après avec Reporterre et plusieurs associations [1] les 21 et 22 octobre à Cluny (Saône-et-Loire), il faut dessiner une brève cartographie des courants qui ont renouvelé l’interrogation écologiste. Au sortir de cet été étouffant, marqué par les incendies et une sécheresse intense, un point de bascule semble avoir été franchi. Nous ne pouvons plus réfléchir sans prendre en considération le sol qui nous tient, le territoire auquel on se relie, les non humains et leurs devenirs.

Plusieurs auteurs estiment que nous sommes au seuil d’une recomposition de nos connaissances et de nos pratiques aussi vaste et importante que ce qu’ont pu être la Renaissance ou les Lumières. Certains chercheurs, en référence à l’anglais «enlightenment» (illumination), ont pu parler, à propos de l’écologie, d’un «enlivenment» (que l’on pourrait traduire par «envivement») : les pensées reprennent vie, et la vie trouve une nouvelle place au cœur de nos pensées.

«La vie intellectuelle comme une zone boisée paysanne»

À l’aune de la catastrophe, nous sommes conviés à une métamorphose. Comme le rappelle le philosophe Frédéric Neyrat, dans une tribune publiée dans L’Obs en juillet dernier, «les mégafeux ne brûlent pas seulement des forêts, des vies humaines et animales, mais aussi nos manières de penser. Calcinées, celles-ci peinent à produire les contre-feux intellectuels et politiques nécessaires pour répondre aux désastres climatiques». Il nous faut refonder patiemment le socle conceptuel sur lequel reposent nos modes d’existence.

Cette tâche a été entreprise par une cohorte de penseurs qui sortent les questions environnementales du marasme des années 1990 et 2000, quand dominait la vague idée du «développement durable», incertain et inoffensif, dans un contexte de néo-libéralisme triomphant. La philosophe Anna Tsing imagine ainsi «la vie intellectuelle comme une zone boisée paysanne», à l’opposé «des plantations de l’académisme» : «Les zones boisées exigent un travail permanent, non pas pour en faire des jardinets, mais bien plutôt pour qu’elles restent des lieux ouverts où poussent des multitudes d’espèces», écrit-elle dans Le champignon de la fin du monde (La Découverte, 2015).À Bure, durant le weekend féministe antinucléaire en non-mixité, les 21 et 22 septembre 2019. © Roxanne Gauthier/Reporterre

Les nouvelles pensées de l’écologie gagnent en radicalité. À la suite de Philippe Descola et de Bruno Latour, elles abolissent le dualisme entre nature et culture. Elles remettent en cause l’universalisme occidental, façonné par l’impérialisme, pour lui préférer l’image d’un plurivers — un monde composé d’une multiplicité de mondes. Elles renouent aussi avec l’écoféminisme, la pensée décoloniale ou l’histoire de certaines minorités sexuelles. Avec elles, «les questions environnementales retrouvent leur dimension globale, dit à Reporterre la philosophe Catherine Larrère. C’est un grand bouillonnement, très stimulant».

La Terre se meurt, mais la pensée qui l’étudie n’a jamais été aussi vivante et fertile. «Il n’y a jamais eu autant d’écrits et de publications sur l’écologie, confirme le philosophe Baptiste Lanaspeze, qui a fondé la maison d’édition WildprojectIl y a dix ans, on pouvait tout lire. Maintenant, c’est impossible.»

«Avant, la nature n’était pas un sujet sérieux»

Si les pensées de l’écologie ont connu un vif essor dans les années 1970 en France, avec l’effervescence des mouvements issus de mai 1968 et avec, entre autres, les textes d’André Gorz, de Bernard Charbonneau et de Jacques Ellul, d’Ivan Illich et de Françoise d’Eaubonne, l’intérêt intellectuel pour ces questions a connu ensuite «des années d’hiver».

«On était peu nombreux dans les années 1990, se souvient Catherine Larrère, coautrice en 1997 de Du bon usage de la nature (Flammarion). Il existait une forme d’indifférence, voire d’hostilité.» Le pamphlet de Luc FerryLe nouvel ordre écologique (1992), venait de recevoir le prix Médicis. Le milieu académique baignait dans une forme de déni, d’arrogance et de mépris à l’égard de l’écologie. L’émergence de la pensée de la décroissance à partir de 2002, avec Serge Latouche et Paul Ariès, n’a suscité dans la classe intellectuelle qu’indifférence ou imprécations. Ce qui n’a pas empêché cette théorie de gagner constamment en ampleur, souvent plus à l’étranger qu’en France.À Notre-Dame-des-Landes, lors de l’anniversaire de l’abandon du projet d’aéroport, en 2020. © Yves Monteil/Reporterre

«Jusqu’à la fin des années 2000, étudier la nature en philosophie, ce n’était pas très sortable, raconte Baptiste Lanaspeze. On me disait plutôt d’aller militer chez les Verts, de faire un stage taoïste ou une retraite de hippies dans les bois. La nature n’était pas un sujet intellectuel sérieux. Nous étions isolés et marginalisés.»

Un premier tournant a eu lieu à la fin des années 2000, quand la question du changement climatique s’est imposée en force, avec le film d’Al Gore, Une vérité qui dérange, en 2006, qui a connu un énorme succès. Mais le phénomène s’est aussi réancré dans le champ politique, avec le succès de Comment les riches détruisent la planète (Seuil, 2007), de Hervé Kempf — également directeur de la rédaction de Reporterre —, qui montrait que la question écologique s’articule de façon indissoluble avec la question sociale. De même, l’écosocialisme, porté notamment par Michael Löwy et Corinne Morel Darleux, confirmait l’inclusion du champ écologique dans la pensée de gauche. Conduisant à un renouveau de la critique du capitalisme, formulée par exemple par Andreas Malm.

Les lignes ont encore fortement bougé autour de 2015, se manifestant par la création de nouvelles collections éditoriales : Anthropocène et Reporterre au Seuil, Sorcières chez Cambourakis, Domaines du possible et Mondes sauvages chez Acte Sud, Totem chez Gallmeister, etc. La médiatisation de la COP21 a également joué un rôle. Tout comme l’aventure de la zad«un puissant terreau qui a fertilisé les imaginaires politiques», et la montée du mouvement Climat.

«L’avènement d’une culture écologique»

En 2015, un colloque sur les pensées écologiques a rassemblé, sous les dorures du collège de France, plus d’une centaine d’intervenants. L’événement, inédit, marquait un début d’institutionnalisation. On comptait dix fois plus de participants qu’un précédent colloque mené à la Villette en 2009. Des mots nouveaux sont apparus, comme l’«Anthropocène»  [2]. On parlait studieusement de «l’hypothèse Gaïa» [3] alors que son évocation dix ans auparavant avait fait rire l’assemblée. Mais cette fois-ci, le concept était auréolé du prestige du philosophe et sociologue Bruno Latour.

En parallèle, l’anthropologie a tracé un nouveau chemin sous le patronage de Philippe Descola. Elle s’est recentrée autour des questions liées à la nature, à l’animalité et au dialogue avec les non humains. On ne peut plus désormais penser l’Homme sans penser son inscription dans le milieu de vie que cette espèce habite. Une nouvelle génération de chercheurs a émergé avec Barbara GlowczewskiNastassja Martin et Charles Stépanoff. On traduit également l’universitaire brésilien Eduardo Viveiros de Castro tandis que le dessinateur Alessandro Pignocchi illustre avec humour ce grand tournant ontologique.Chemin à la zad de Notre-Dame-des-Landes, en 2020. © Yves Monteil/Reporterre

Le champ intellectuel de l’écologie était bousculé par la décroissance, la reformulation de la question sociale, la mise en cause de l’idée de nature. Et voilà qu’en 2016, deux nouveaux courants de pensée ont fleuri, suscitant de vifs débats. D’abord, la collapsologie portée par Pablo Servigne et Raphaël Stevens, avec Comment tout peut s’effondrer (Seuil, 2015), mais aussi la philosophie du vivant, dont le livre Les Diplomates de Baptiste Morizot (Wildproject, 2016) visait à «repolitiser l’émerveillement», invitant à «renouer avec la sensibilité et l’attention».

On ne saurait enfin oublier la maturation rapide de l’écoféminisme, avec par exemple Emilie Hache ou Geneviève Pruvost qui en fait l’outil d’une réinterrogation du capitalisme et de la quotidienneté. Ni le renouveau de la critique de la technologie : un courant essentiel de l’écologie, depuis Lewis Mumford, Jacques Ellul et Ivan Illich, mais revigoré par l’irruption du technocapitalisme et du numérique : le groupe Écran total, autour de Matthieu Amiech et des éditions La Lenteur, est un des foyers de ce qui se traduit aussi dans la vigueur des Techno-luttes (Seuil/Reporterre, 2022).

«À cette époque, l’écologie patinait sur le plan des politiques publiques institutionnelles, se souvient Christophe Bonneuil, chercheur et directeur de la collection Seuil Anthropocène. Il y avait un véritable décalage entre la procrastination gouvernementale et la profusion des idées. On a assisté à une floraison éditoriale remarquable.»

Cette profusion dynamique prépare, selon Catherine Larrère, «l’avènement d’une culture écologique». Avec sa créativité, ses imaginaires et son esthétique. «Il n’y a pas de grand récit, mais des milliers d’histoires, avec autant de manières d’aborder la crise écologique, une multiplicité de langages et d’émotions», souligne Lucile Schmid, coprésidente de La Fabrique écologique, qui se félicite que «ces pensées trouvent de plus en plus de résonance dans le débat public».

Quant à Marin Schaffner, auteur du livre Un sol commun, il rappelle la portée subversive des pensées de l’écologie : «Elles doivent s’ancrer et s’incarner dans des batailles concrètes, outiller les luttes et nourrir l’action. Il s’agit bien avec elles de transformer le monde.»

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