THE CONVERSATION
La construction et l’exploration d’ensembles de données de plus en plus vastes qui couvrent désormais presque tous les pays du monde ont permis d’améliorer de manière significative la compréhension des inégalités. Des institutions telles que le Fonds monétaire international ou encore l’OCDE produisent des rapports toujours plus complets sur la répartition des richesses dans le monde.
Ces études abordent très souvent les disparités entre individus ou entre États. Elles restent peut-être moins fréquentes à s’intéresser à l’échelon régional. Or, c’est à ce niveau de focale que transparaît souvent la montée des populismes et de mouvements contestataires tels que les « gilets jaunes » en France, le trumpisme aux États-Unis ou Podemos en Espagne, en particulier dans les « territoires oubliés ». Dans ces derniers, on observe un déclin de l’offre de services publics, des difficultés à se développer économiquement, et un sentiment général d’avoir été abandonné par les politiques publiques.
Plus encore que les inégalités interpersonnelles, les inégalités régionales sont présumées avoir un ascendant sur les résultats des élections. Elles reposent sur des dotations inégales en termes de ressources matérielles (infrastructures, services publics) comme immatérielles (connaissances et innovation).
Elles restent pourtant souvent ignorées par les politiques publiques. La réforme de l’assurance chômage mise en place récemment par le gouvernement a ainsi pu être critiquée dans la mesure où elle ne considérait pas les différences entre régions, ne faisant varier les paramètres des allocations que selon une moyenne nationale.
Notre étude montre pourtant l’importance des dynamiques territoriales en amenant des éléments de compréhension nouveaux. Notre panel met notamment en évidence que, dans les pays développés, les inégalités régionales demeurent relativement faibles mais que la polarisation spatiale reste très marquée, tout l’inverse des pays en développement.
Divergence/convergence ou centres/périphéries ?
Dans la sphère académique, deux oppositions semblent schématiquement se distinguer : entre logiques de convergence ou de divergence ; entre polarisation territoriale et développement autonome des régions.
Un premier courant propose une approche en termes de convergence dans la lignée du « Nobel » Simon Kuznets : les premiers stades de développement d’une économie vont être caractérisés par de fortes inégalités régionales mais ces dernières finissent par diminuer lorsque la nation atteint un certain seuil de développement. Le capital se déplace rationnellement, selon l’approche néoclassique, vers des régions moins développées, où les salaires sont plus bas et le foncier moins cher. La mobilité et la diffusion des facteurs tendent à égaliser les différences régionales sur le long terme.
L’autre courant, héritier, lui, d’une perspective néomarxiste, suppose que le mouvement s’oriente plus spontanément vers des divergences, condition préalable à l’accumulation de capital dans les régions riches.
Perpendiculairement, on recense également des approches que l’on peut qualifier de « structuralistes » qui articulent leur raisonnement sur des inégalités nées de systèmes de type centre-périphérie. Le niveau de développement d’une région y dépend des relations qu’elle développe avec le reste des régions. Viennent à l’opposé des approches « régionalistes » considérant que les régions disposent par elles-mêmes des ressources nécessaires pour projeter et suivre la voie de développement qu’elles ont choisie.
Au milieu de ce panorama académique, notre étude articule différentes perspectives.
Polarisation et trappes de développement
Nos travaux sur les pays de l’OCDE entre 2000 et 2018 confirment bien que les inégalités régionales restent en moyenne plus faibles dans les pays développés que dans les pays en développement. Nous montrons néanmoins que, lorsque l’on analyse la concentration géographique de la richesse, une polarisation reste plus marquée dans les pays très industrialisés.
Pour appréhender les inégalités, nous avons considéré le coefficient de Gini, un indicateur qui compare la répartition des revenus à une répartition parfaitement équitable. Il s’approche de 1 dans la situation la plus inéquitable (un individu a tout et les autres n’ont rien), et de 0 quand chacun dispose des mêmes ressources.
La mesure de la polarisation géographique repose sur des indicateurs moins connus par le grand public mais très utilisés chez les économistes et géographes. Il s’agit de mesurer la concentration spatiale d’un indicateur donné, de voir si les données sont dispersées dans l’espace ou au contraire concentrées dans un ou quelques lieux. La méthode, développée par le statisticien australien Patrick Moran, conduit à calculer un score que varie entre -1 pour une dispersion parfaite, à 1 pour une polarisation totale.
Lorsque l’on se place dans une perspective dynamique, on observe par ailleurs que la polarisation spatiale de la richesse régionale n’obéit pas nécessairement aux mêmes trajectoires que les inégalités régionales. La Belgique et le Mexique ont par exemple suivi des trajectoires perpendiculaires ces dernières années. Le niveau des inégalités est resté au même niveau en Belgique mais la polarisation s’est accrue. Quant au Mexique, le niveau de polarisation n’a pas évolué quand les inégalités se sont quelque peu résorbées. Autres cas, la Russie a vu ces deux paramètres s’accroître, les Pays-Bas diminuer.
Le constat nous conduit à émettre l’hypothèse que c’est la polarisation géographique, et pas seulement la différence entre les régions les plus pauvres et les plus riches, qui cause du tort aux trajectoires de développement régional. Le regroupement géographique peut conduire à quelque chose de similaire au manque de mobilité sociale des familles pauvres qui sont regroupées spatialement dans les mêmes quartiers pauvres. C’est s’enfermer dans des trappes de développement, auxquelles seules des politiques véritablement territorialisées peuvent répondre pour accroître la cohésion territoriale et construire un monde plus équitable.