Afin de soutenir l’irrigation quand l’eau vient à manquer, le gouvernement est favorable à la construction de mégabassines. Mais cette solution ne fait pas l’unanimité et le débat autour de la transition agricole peine à s’installer.

Une mobilisation forte. Le 29 octobre, 6 000 personnes ont manifesté à Sainte-Soline (400 hab., Deux-Sèvres), où une mégabassine de 650 000 mètres cubes d’eau est en cours de construction pour douze agriculteurs. Des réserves d’eau, dites « de substitution », doivent être remplies en période de hautes eaux pour éviter de pomper dans les nappes pendant l’été.

Dans les Deux-Sèvres, ces réserves ne se remplissent pas avec la pluie ou le ruissellement, mais par pompage dans la nappe phréatique. « L’eau est retenue en période de crue. Le stockage en hiver permet d’éviter de pomper en été et préserve la ­ressource et l’écosystème. C’est positif pour notre territoire, selon une étude du Bureau de recherches géologiques et minières [BRGM] de juin dernier. Notre objectif est de continuer à produire du maïs local pour nos élevages », explique Coralie Dénoues, présidente (LR) du département.

Opposition de modèles

Les réserves servent essentiellement à la culture du maïs, plante très gourmande en eau pendant l’été… au moment, justement, où il y en a le moins. Cette culture représente la moitié des surfaces irriguées. Seulement 2 % servent à l’alimentation humaine, la majorité va nourrir les animaux d’élevage, souvent intensif. Derrière l’enjeu des bassines, c’est la question du modèle agricole qui est en cause.

Les agriculteurs ne sont d’ailleurs pas d’accord entre eux : céréaliers contre maraîchers, Fédération nationale des ­syndicats ­d’exploitants ­agricoles contre ­Confédération ­paysanne. Les conclusions du Varenne agricole de l’eau, fin 2021, n’ont pas apporté non plus de solution. Tout le monde campe sur ses positions.

Ainsi, sur le même territoire des Deux-Sèvres, un autre élu a un avis diamétralement opposé. « L’idée de dire que les bassines récupèrent l’eau en trop, qui part à la mer en hiver, est fausse. Elle recharge les nappes phréatiques et joue aussi un rôle important pour l’écosystème marin. C’est une fuite en avant d’un modèle agro-industriel destructeur. Les promoteurs des mégabassines utilisent l’argument du dérèglement climatique afin de justifier leur construction. Mais elles sont considérées comme un exemple de mal-adaptation par des hydrologues de renom, telles Florence Habets et Magali Reghezza. Seul le rapport du BRGM de cet été, financé par l’Etat, va dans le sens contraire. Mais des manques sur des points cruciaux mettent à mal l’utilité de l’étude », expose Nicolas Gamache, conseiller régional (EELV) et maire de Les Châteliers (473 hab.).

D’un côté, certains estiment que les réserves sont la solution si l’on ne veut pas manquer d’eau. De l’autre, de nombreux hydrologues mettent en garde contre cette fausse bonne idée. Et, au milieu, les agences de l’eau sont sollicitées pour allouer des financements publics. En 2019, une instruction a rendu obligatoire l’élaboration d’un projet de territoire pour la gestion de l’eau (PTGE) en contrepartie de l’attribution de ces financements. C’est, pour les élus, normalement, un outil d’anticipation et de construction d’un modèle alimentaire territorial avant d’être au pied du mur.

Promesses non tenues

Dans les Deux-Sèvres, la construction de ces réserves se base sur un protocole signé en 2018 par les élus, les agriculteurs et les associations, qui a été reconnu en tant que PTGE. « Ce protocole résulte d’un long travail démocratique. Les réserves sont conditionnées à la baisse de 50 % des intrants agricoles. L’objectif est d’accompagner ainsi la transition agricole, en permettant aux ­agriculteurs de tester d’autres cultures pour se diversifier », affirme Coralie Dénoues.

Mais estime Nicolas Gamache, « toutes les associations sont sorties du protocole depuis novembre 2021. Quant aux engagements de réduction des produits phytosanitaires, ils ne sont pas tenus pour l’instant sur la première réserve construite à Mauzé-sur-le-Mignon [2 800 hab.] ». Et Alexis Guilpart, animateur du réseau « eau et milieux aquatiques » à France Nature environnement, d’appuyer : « Les promesses de changement de pratiques agricoles ne sont pas tenues. On maintient sous perfusion le modèle existant. Il y aura de moins en moins d’eau. La question est de savoir à quelle culture on la réserve. »

Dans la Vienne, c’est pire. « Ici, on fait les choses à l’envers. La préfecture essaie de faire passer les bassines en force », dénonce Alexis Guilpart. Un protocole sur le Clain vient d’être signé avec l’agence de l’eau Loire Bretagne en octobre, alors qu’il n’existe aucun PTGE. Il prévoit 30réserves pour un total de 8,9 millions de mètres cubes. Ce protocole est vivement critiqué. Selon Vienne Nature, « non seulement il n’y a aucune diminution des prélèvements estivaux, mais on constate une augmentation des pompages hivernaux. Ce n’est donc pas de la “substitution”. Au lieu d’inciter les irrigants [agriculteurs qui irriguent leurs cultures en surface] à réduire leur consommation, on leur accorde la moitié en plus ».

Focus

En chiffres

  • + 14 % d’irrigation en surface, partout en France, alors qu’entre 2010 et 2020, la surface agricole utile a, elle, diminué de 3,46 %. Elle augmente même sur des territoires en grande tension (+ 12,9 % en Occitanie). Ce chiffre explose sur des territoires non irrigués jusqu’à présent : + 78 % dans les Hauts-de-France, + 68 % en Bourgogne- Franche-Comté (Source : Recensement général agricole 2020).
  • 150 plans d’eau à usage agricole sont créés sur les 500 plans d’eau initiés chaque année, alors qu’il en existe déjà 850 000 (Source : CGDD, 2022)
  • 68 % des consommations nettes en eau sont faites par le secteur agricole car l’eau prélevée n’est pas restituée au milieu (Source : C.Gascuel et A Thomas [Inrae], 2020).

Stockages illégaux

Les conflits se règlent souvent devant la justice. « Les réserves ont été validées par le tribunal administratif [TA] de Poitiers », précise ainsi Coralie Dénoues. Actuellement, dans les Deux-Sèvres, seize réserves sont en projet, représentant un volume total de 6,2 millions de mètres cubes ; six réserves (2 millions de mètres cubes) ont fait l’objet d’un contrat territorial avec l’agence de l’eau pour un montant de 9 millions d’euros, contrat, depuis, frappé de deux recours contentieux. En Charente-Maritime, la cour administrative d’appel (CAA) de Bordeaux a jugé illégales, en mai 2022, cinq bassines en raison d’études d’impact insuffisantes. Et malgré plusieurs manifestations, celle de ­Cramchaban est déjà construite.

Sans bénéficier des aides de l’agence de l’eau, des stockages privés se mettent aussi en place. C’est le cas de La Clusaz (1 700 hab., Haute-Savoie), qui ­souhaite créer une retenue collinaire de 148 000 mètres cubes, au coût de 10 millions d’euros, essentiellement pour produire de la neige artificielle. Saisi par les associations environnementales, le TA de Grenoble a suspendu l’autorisation préfectorale fin octobre. Mais le maire va se ­pourvoir en cassation.

Parfois, ces stockages privés sont même en infraction totale à la loi, comme la retenue d’eau illégale de Caussade réalisée en 2018. La CA d’Agen a confirmé, le 13 janvier 2022, la condamnation du président et du vice-président de la chambre d’agri­culture du Lot-et-Garonne. Plus de 1,5 million d’euros ont été utilisés pour servir des intérêts particuliers. Mais le barrage est toujours en fonctionnement.

« Caussade est l’exemple même de ce qu’il ne faut pas faire. On ne pourra avancer qu’en conciliant tous les usages, les milieux, l’eau potable, etc., pas en privilégiant une seule forme d’agriculture », explique ­Frédérique ­Tuffnell, ex-­députée de ­Charente-Maritime et autrice du rapport sur les conflits d’usages de l’eau en juin 2020.
L’élue demandait, dès novembre 2021, une mission de ­médiation, afin d’éviter une escalade de la violence, et un moratoire pour stopper les projets de bassines.

Aujourd’hui, ils sont des milliers­ – citoyens, associations et élus –, à requérir ce moratoire. Ceux qui dénoncent « l’accaparement de l’eau » réclament aussi un référendum local. Pourquoi ne pas ouvrir plus largement le débat sur les PTGE à la société civile, comme en Haute-Garonne ? Car il s’agit d’un vrai choix de société.

Focus

« Etant donné les enjeux, il est souhaitable que les études soient soumises à une révision externe »

Jonathan Schuite, hydrologue indépendant, docteur en sciences de la Terre

« Le rôle des scientifiques est d’apporter une réponse fiable, neutre et impartiale, justifie Jonathan Schuite, hydrologue indépendant. En science, la révision par les pairs permet de vérifier si une étude est conforme à l’état de l’art et ne présente pas d’erreurs ou d’incohérences. Or, le rapport du Bureau de recherches géologiques et minières [BRGM] de juillet, qui valide les réserves de substitution de la coopérative de l’eau des Deux-Sèvres, n’a été soumis à aucun contrôle, ni aucune révision experte extérieure. Certes, contrairement aux articles scientifiques, il n’y a pas d’obligation à le faire. Mais étant donné l’enjeu et le niveau de crispation sociale autour du partage de l’eau dans ce secteur, on peut le regretter. C’est d’autant plus dommage que le modèle s’appuie sur des données de 2000-2011 et que j’ai relevé de très sérieuses failles méthodologiques et conceptuelles, qui mettent clairement à mal le bien-fondé des conclusions livrées par le BRGM aux autorités publiques. »

Focus

Comment transformer l’agriculture pour éviter la guerre de l’eau ?

Laurent Roy, directeur de l’agence de l’eau Rhône Méditerranée Corse : « Nous comptons 63 projets territoriaux de gestion de l’eau [PTGE] depuis 2015, et, dans ce cadre, nous avons soutenu 30 réserves de substitution (correspondant à 10 millions de mètres cubes), qui retiennent l’eau de pluie et sont multi-usages. Ces retenues sont financées par l’agence lorsqu’il existe un PTGE. Ces plans d’actions proposent tout un panel de solutions : économies d’eau, solutions fondées sur la nature, réutilisation d’eaux usées traitées, transferts d’eau et ­stockages. Pour l’instant, ces PTGE ont été réalisés sur des zones déficitaires, mais il faudrait anticiper le changement climatique et les faire avant que les ­tensions n’apparaissent. »

Nicolas Girod, agriculteur, porte-parole de la Confédération paysanne: « Ces mégabassines constituent un accaparement de l’eau par une minorité d’agriculteurs. Dans les Deux-Sèvres, elles seront utilisées par 6 % du monde agricole. On est dans une opposition de modèles agricoles car tout le monde a besoin d’eau. Ces bassines alimentent un système agro-industriel qui pousse à l’agrandissement des exploitations, à la spécialisation des fermes. Elles ne permettent pas le stockage naturel et gratuit dans le sol et empêchent de revoir le modèle agricole. Ces projets remontent à au moins quinze ans. Au vu de l’accélération du dérèglement climatique et de l’état des nappes, les hydrologues disent que cette solution est très court-termiste. »

D’ouest en est, les mégabassines de la discorde