Reporterre du 27 septembre : Rachel Carson a lutté presque toute sa vie contre les pesticides. – Wikimedia Commons/CC BY 2.0/Chafer machinery
Rachel Carson a passé une bonne partie de sa vie à lutter contre les pesticides. Ses travaux ont inspiré différents mouvements. Mais son combat, lui, reste entier : les insecticides sont plus présents que jamais.
Pionnière de l’écologie, Rachel Carson publiait le 27 septembre 1962 Printemps silencieux. Reporterre revient en 3 articles sur l’histoire et les travaux de cette femme visionnaire. Le 1ᵉʳ est ici et le 2ᵉ ici.
Phyto partout, oiseau nulle part. Soixante ans après la parution du livre choc de Rachel Carson Printemps silencieux, la belle saison se fait chaque année plus taciturne, tandis que les produits chimiques contaminent l’ensemble de la planète. «Ce qui me frappe, c’est que rien n’a changé, ou presque, depuis 1962, observe Fabrice Nicolino, journaliste et auteur de plusieurs ouvrages sur le sujet. La diffusion massive des pesticides s’est poursuivie jusqu’à aujourd’hui.»
Depuis leur émergence au milieu du XXᵉ siècle, insecticides, herbicides et autres biocides ont vu leurs ventes s’envoler. Au niveau mondial, la consommation de pesticides a ainsi doublé tous les dix ans entre 1945 et 1985. Malgré les alertes scientifiques répétées, le succès ne s’est jamais démenti. Selon la FAO, l’agence onusienne pour l’agriculture, l’usage des pesticides est passé de 1,7 à 2,7 millions de tonnes entre 1990 et 2018. Et la France n’est pas en reste : elle se hisse en 6ᵉ place des plus gros accros aux phytos. En 2020, 44 036 tonnes de produits phytosanitaires ont été vendues dans l’Hexagone, une hausse de 23% par rapport à l’année précédente.Rachel Carson a lutté presque toute sa vie contre les pesticides. Capture d’écran/YouTube/American Experience
«Les pesticides se sont généralisés, mais le combat s’est aussi généralisé, insiste François Veillerette, porte-parole de l’association Générations Futures. Quand j’ai commencé à militer en Picardie dans les années 1990, je passais pour un extraterrestre, voire pire. Aujourd’hui les impacts de ces substances sur le vivant sont connus, bien documentés. On ne peut plus faire comme si de rien n’était.» En France comme ailleurs dans le monde, la lutte antipesticides a été portée par le mouvement écologiste naissant, appuyé par des scientifiques chevronnés — Jean-Marc Bonmatin a notamment beaucoup fait pour la connaissance des méfaits des néonicotinoïdes — ainsi que par une partie du monde paysan et apicole.Manifestation contre les néonicotinoïdes devant le Conseil d’État, le 9 mars 2021. © NnoMan/Reporterre
Une «alliance indéfectible» autour des pesticides
Elle a marqué des points, et d’abord avec l’interdiction du DDT — l’insecticide au cœur de l’ouvrage de Rachel Carson — en 1971 chez nous, en 1972 aux États-Unis. Par la suite, «les produits les plus dangereux sont peu à peu sortis du marché», raconte M. Veillerette. Atrazine après 2001, imidaclopride (substance active du tristement célèbre Gaucho) en 2004, chlordécone en 1993… Les OGM, dont beaucoup sont étroitement liés à des biocides, demeurent interdits en France, fruit d’un long combat des paysans et des faucheurs volontaires. En parallèle, l’agriculture bio a gagné du terrain, et un certain nombre de maladies professionnelles ont été reconnues comme liées à l’exposition aux pesticides.
Pourtant, «le système qui a permis la diffusion des pesticides est resté en place, souligne Fabrice Nicolino. Il a été attaqué, mis en cause, il a subi des revers, mais pas de défaite». C’est que le mal est bien enraciné, selon le journaliste : «En 1945, au sortir de la guerre, les pesticides de synthèse apparaissent comme des miracles, capables de mettre un terme à la faim, rappelle-t-il. En France, l’État, les agronomes, le syndicat agricole de la FNSEA vont se retrouver autour de la promotion et de la défense de ces produits. Une alliance indéfectible s’est nouée, qui a résisté jusqu’à aujourd’hui.» Un lobby puissant, infiltré dans les plus hautes sphères de l’État, et un modèle agricole rendu totalement dépendant des pesticides.Rachel Carson. Flickr/CC BY-NC-SA 2.0/Euclid vanderKroew
Autre obstacle, pointé par François Veillerette : la procédure qui permet d’autoriser — ou non — une substance pesticide — a été dévoyée : «Le système d’homologation est complètement biaisé, souligne le porte-parole de Générations Futures, qui a documenté ces lacunes réglementaires. Tout ceci permet de maintenir des produits dangereux sur le marché.» Le combat autour du glyphosate est à ce propos éclairant.
«Le système reste complètement verrouillé»
Ainsi, les quelques victoires engrangées contre les phytos sont souvent intervenues trop tard, bien longtemps après les premières alertes scientifiques : la nocivité du chlordécone était connue dès 1972, celle des néonicotinoïdes depuis les années 1990. Ainsi les rares programmes politiques visant la réduction des biocides se sont soldés par des échecs, comme le plan Écophyto lancé en 2008. Ainsi, les minces avancées obtenues sont sans cesse remises en cause, tels les insecticides néonicotinoïdes, bannis en 2018, qui ont obtenu un sursis dans nos champs de betteraves. Ainsi, les victimes des pesticides, comme les milliers d’Antillais exposés au chlordécone, doivent mener de longs combats judiciaires et politiques pour obtenir réparation.
«Les politiques ont cruellement manqué de courage», dénonce François Veillerette. Pour Fabrice Nicolino, la situation est même «tragique» : «Les faits scientifiques contre les pesticides sont de plus en plus massifs, pourtant le système reste complètement verrouillé, alerte-t-il. Quand on est dans une situation pareille, avec tant de mauvaise foi — où chacun se targue de défendre la biodiversité tout en ne faisant rien pour sortir des pesticides — il faut que quelque chose casse.»
«Il faut que la société s’exprime, s’élève, et renverse le système»
En 2018, il lançait, avec François Veillerette et d’autres, l’Appel des coquelicots, un mouvement citoyen réclamant l’interdiction de tous les pesticides. «Je voulais que la société s’empare du sujet, parce que ça nous concerne tous, résume le journaliste. L’issue est là : il faut que la société s’exprime, s’élève, et renverse le système.» Au plus fort de la mobilisation, il y a eu jusqu’à 850 rassemblements à travers la France. Après deux années de retrait, lié à la pandémie, le mouvement espère se relancer.
«C’est un combat de longue haleine, estime aussi François Veillerette, qui plaide pour un changement stratégique. Il n’y a pas d’avenir dans une bataille molécule par molécule, car il y a plus de 300 substances sur le marché, on va s’épuiser à les faire interdire une par une.» D’où son combat pour réformer la procédure d’autorisation des pesticides, au niveau européen, ainsi que son plaidoyer en faveur de la transition agroécologique. «Il faut aussi que les jeunes prennent le relais, ajoute le sexagénaire. Les pesticides touchent à notre alimentation, à la préservation du vivant, à notre santé… C’est une lutte écologique essentielle.»
Les pesticides dans le monde, «de pire en pire»
Au niveau mondial, la consommation de pesticides n’a cessé d’augmenter depuis les années 1960. Au-delà de Rachel Carson, des voix dissidentes se sont fait entendre à travers la planète. Andreï Sakharov, chercheur et dissident soviétique, alertait dès 1968 sur «ces poisons chimiques». Dans une URSS particulièrement gourmande en pesticides, «des experts et des dissidents se sont mis à critiquer plus ouvertement ces produits, à partir des années 1980, indique Marin Coudreau, historien. Ces discours ont même servi de base à la critique plus générale de l’URSS, dans les républiques soviétiques comme la Moldavie».
Malgré tout, la «chimisation» du monde s’est poursuivie. Dans les pays du Sud, la croissance a même été exponentielle au cours des dernières décennies. En Amérique latine, le recours à ces substances a été multiplié par six en trente ans; le Brésil et l’Argentine figurent parmi les cinq plus gros utilisateurs. Le continent asiatique n’est pas en reste; premier pays en matière de consommation phyto, la Chine fabrique désormais plus de la moitié des produits utilisés à travers la planète.
«Les pesticides circulent comme des bonbons»
Dans beaucoup de ces pays, l’usage des pesticides est très peu réglementé et quasiment pas contrôlé. «C’est un marché opaque et anarchique, a observé l’anthropologue Ève Bureau-Point au Cambodge. On ne sait souvent pas ce qu’il y a dans les bidons, ni avec quelles précautions les utiliser, et puis les agriculteurs font souvent leur propre recette.» Résultat : des populations fortement exposées, des cas d’intoxication et nombre de maladies encore mal enregistrées. «Les gens ont développé des peurs alimentaires et beaucoup à la campagne continuent de produire leurs propres légumes, en “bio”», explique la chercheuse.
Certains pays ont tenté de légiférer, comme le Sri Lanka, le Vietnam ou certaines régions de l’Inde. Convertie à l’agroécologie, l’île de Cuba fait figure d’exemple… et d’exception. Car le chemin est ardu, le marché noir très efficace, et les revers nombreux. Dans beaucoup de pays, «les pesticides circulent comme des bonbons, constate Mme Bureau-Point. Avant, seule une poignée de firmes produisait des produits, aujourd’hui, c’est un marché multipolaire, quasiment incontrôlé, et c’est de pire en pire».