A force d’être considéré exclusivement comme un coût, le travail s’est trouvé fortement dévalorisé et abîmé, dénonce le politiste Bruno Palier, dans une tribune au « Monde ».

https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/03/17/la-baisse-du-cout-du-travail-est-devenue-la-pierre-angulaire-des-politiques-economiques-et-sociales-francaises_6165879_3232.html

e sujet central de la réforme des retraites est en fait celui du travail. Les mobilisations et les sondages montrent que la très grande majorité des actifs est contre l’idée de devoir travailler deux ans de plus. Car le travail est devenu de plus en plus dur, intense, en perte de sens pour la plupart des salariés. Cette dégradation du rapport au travail est directement liée aux politiques économiques et aux stratégies des entreprises françaises visant à lutter contre le coût du travail.

L’ensemble de ces stratégies repose sur une idée martelée en France depuis les années 1980 : le chômage et la faible compétitivité des entreprises françaises sont dus à un coût du travail trop élevé, notamment du fait d’un Etat-providence lui-même trop coûteux, les cotisations sociales qui le financent représentant près de la moitié de la masse salariale. Pourtant, avec des coûts du travail équivalents ou supérieurs, les Allemands ou les Suédois, parce qu’ils ont su investir dans la qualification et la qualité des emplois, arrivent à produire et exporter des produits et services de meilleure qualité ou plus innovants, qu’ils vendent donc plus chers que les nôtres.

Le manque de compétitivité de l’économie française est surtout lié à son positionnement en milieu de gamme : nous sommes trop chers pour ce que nous produisons. Mais plutôt que chercher à améliorer la qualité de nos productions, à monter en gamme, la France a préféré produire la même chose avec moins de monde, en faisant la chasse aux coûts et en intensifiant le travail. Lire aussi : Article réservé à nos abonnés Des salariés satisfaits mais tendus : l’intensification du travail a augmenté la charge mentale

Depuis le début des années 1980 fleurissent les articles d’économistes et les rapports soulignant le poids trop élevé du coût du travail. En 1987, le patronat lance « la bataille des charges », pour dénoncer le poids trop élevé des cotisations sociales, expliquant par là les réticences à embaucher et la faible compétitivité des entreprises françaises. C’est en 1993 que commencent à la fois la litanie des réformes des retraites, mais aussi des plans généraux de baisse des cotisations sociales.

Efficacité faible

Edouard Balladur, alors premier ministre, veut limiter l’augmentation prévisible des retraites avec sa réforme de juillet 1993, et réduire le coût du travail pour les entreprises avec, en décembre 1993, la loi quinquennale relative au travail, à l’emploi et à la formation professionnelle, dont la mesure principale est la réduction d’une partie des cotisations sociales patronales sur les bas salaires (entre 1 et 1,2 smic). Lire la tribune : Article réservé à nos abonnés Pierre-Olivier Monteil, docteur en philosophie : « En même temps que la retraite, c’est le travail qui est à repenser »

Depuis lors, la baisse du coût du travail est devenue la pierre angulaire des politiques économiques françaises, aussi bien pour réduire le chômage que pour accroître la compétitivité des entreprises. Des mesures Juppé à celles liées aux 35 heures, des allègements Fillon au crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi, devenu en 2016 une baisse pérenne, les allègements ont été progressivement étendus à la fois à plus de cotisations sociales (quasiment toutes au niveau du smic, où il ne reste plus que les cotisations retraite complémentaires et chômage), et à plus de salariés, jusqu’à concerner désormais 3,5 smic. En 2021, le montant total des exonérations a atteint 73,8 milliards d’euros : la France est devenue la championne européenne des aides aux entreprises.

L’efficacité de ces politiques est très faible en matière d’emploi (« Baisses de charges : stop ou encore ? », note n°49 du Conseil d’analyse économique), et elles n’ont pas permis d’améliorer nos positions à l’export. Elles ont en revanche contribué à construire une représentation dévaluée du travail, réduit à un coût pour les entreprises. Lire la chronique de Dominique Méda : Article réservé à nos abonnés Dominique Méda : « Rendre le travail soutenable est un préalable indispensable à toute réforme des retraites »

La plupart des entreprises ont d’ailleurs construit leurs propres stratégies sur la réduction du coût du travail pour produire les mêmes produits, de milieu de gamme, plutôt que miser sur la qualité et l’innovation. Quatre éléments caractérisent ces stratégies : 1. les délocalisations, pour aller produire là où la main-d’œuvre est moins chère ; 2. la sous-traitance, pour obtenir un certain nombre de services à moindre coût au prix de faibles rémunérations et de conditions de travail dégradées dans les entreprises sous-traitantes ; 3. le renvoi des salariés considérés comme les plus coûteux, à savoir les plus âgés, qui font l’objet de plans sociaux ou partent après une rupture conventionnelle ; 4. un management qui cherche à accroître la productivité par l’intensification du travail de ceux qui restent dans l’entreprise.

Objectifs toujours plus élevés

Le lean management, fondé sur l’idée de faire disparaître tout ce qui est superflu et de toujours fonctionner à flux tendu, reste dominant en France. Il repose sur un management vertical qui impose des objectifs toujours plus élevés aux salariés. Certains pensent encore que le stress est bon pour la productivité… Inutile ici de revenir sur les dérives de ce management chez France Télécom ou Renault, ou sur la situation des hôpitaux, eux aussi soumis à une intensification du travail du fait de la réduction continue des effectifs et de la tarification à l’activité.

A force d’être considéré exclusivement comme un coût, le travail s’est trouvé en France fortement dévalorisé et abîmé… D’autres stratégies sont pourtant possibles, celles qui considèrent le travail comme un atout pour les entreprises et pour le pays. Ainsi, les Allemands investissent dans la qualification et la protection des salariés des industries exportatrices ; les pays nordiques investissent dans la formation tout au long de la vie et dans les bonnes conditions de travail de tous les salariés, et leurs entreprises misent sur la qualité et l’innovation de leurs productions.

Ces stratégies reposent sur la participation des salariés, aux innovations comme aux décisions. Leurs représentants occupent une place importante dans les conseils d’administration des entreprises. Le management est fondé sur l’horizontalité et l’implication, dans ce que l’on appelle des entreprises apprenantes, dont un des pionniers fut Volvo en Suède. Rien d’étonnant, dès lors, de voir ces pays afficher des taux d’emploi des seniors plus élevés qu’en France, puisque les entreprises ont cherché à les garder, que les salariés ont trouvé qualité, sens et reconnaissance dans leur travail. A quand une telle stratégie de la qualité pour la France ?

Bruno Palier est politiste, directeur de recherche CNRS à Sciences Po, auteur de Réformer les retraites (presses de Sciences Po, 2021) .

La baisse du coût du travail est devenue la pierre angulaire des politiques économiques et sociales françaises