La gratuité des transports est-elle une solution pour le climat<small class="fine d-inline"> </small>?

REPORTERRE : Pour que les usagers abandonnent leurs voitures au profit des transports publics, le meilleur moyen reste d’améliorer la fréquence et la qualité du service. Sans oublier de s’attaquer directement au trafic automobile.

Deux villes, deux ambiances. Tandis que Montpellier s’apprête, fin 2023, à rendre ses trams et bus gratuits, le président de la métropole de Lyon, l’écolo Bruno Bernard, justifie de les garder payants. Il s’agit, pour l’édile héraultais Michaël Delafosse, d’une « solution écologique », pour réduire la pollution et les émissions de gaz à effet de serre. Faux, rétorque l’élu rhodanien : « Cette mesure peut être inopportune » face au défi climatique, estime-t-il, expliquant que le budget nécessaire pourrait être bien plus efficacement utilisé. Alors, qui a raison ?

« Il y a encore très peu de travaux sur les effets à attendre à long terme de la gratuité, dit prudemment Philippe Poinsot, chercheur et membre de l’Observatoire des villes du transport gratuit, lié à l’agglomération de Dunkerque. Mais il y a des doutes, d’un point de vue scientifique, sur le fait qu’il s’agisse d’un levier efficace pour réduire la place de la voiture. » Alors que la mesure gagne du terrain en France comme en Europe, Reporterre s’est penché sur son intérêt environnemental.



1. La gratuité entraîne une hausse de la fréquentation…

Premier point à éclaircir, la gratuité amène-t-elle de nouveaux usagers ? Le Groupement des autorités responsables du transport (Gart) a étudié la question en 2019 : son constat est sans appel : « Pour l’ensemble des réseaux observés et quelle que soit leur taille, la gratuité a amené une hausse de la fréquentation conséquente la première année de mise en œuvre ». Multiplication par deux à Aubagne, par 1,7 à Dunkerque, et même par quatre dans la petite ville belge de Hasselt [1].

À Montpellier, les nombreux travailleurs qui vivent en dehors de la métropole seront peu affectés par la gratuité. © David Richard / Reporterre

Sauf que, nuance le Gart, la gratuité est rarement l’unique levier incitatif. À Tallinn, en Estonie, « on a constaté une hausse de 6 % la première année qui a suivi la gratuité mais l’effet mesuré de la gratuité ne compte que pour 40 % contre 60 % pour l’amélioration quantitative et qualitative de l’offre ». Autrement dit, ce n’est pas tant parce que les bus sont gratuits qu’ils sont plébiscités, mais parce qu’ils sont plus nombreux, plus fiables, plus fréquents.

« Ce qui fait que les gens prennent les transports, c’est une qualité de service »

« La gratuité n’est pas un sujet, confirme Claude [*], membre du collectif des usagers des transports montpelliérainsCe qui fait que les gens prennent les transports, c’est parce qu’il y a une qualité de service. » De fait, constate Philippe Poinsot, « quand les réseaux ne font que la gratuité, sans amélioration de l’offre, il y a un effet boum au début, puis ça stagne. La gratuité permet d’attirer, et la qualité de l’offre permet de fidéliser. »



2. … Mais la gratuité n’entraîne pas une baisse significative de la voiture

« 40 % des émissions de CO₂ proviennent des transports, donc effectivement, on espère une baisse du recours à la voiture avec la gratuité », dit Michaël Delafosse, tout en précisant que la métropole « ne s’est pas fixé d’objectif précis » en la matière. Et pour cause : l’équation « transports gratuits = moins d’autos » est loin d’être évidente.

Le Gart a étudié ce qui s’est passé à Aubagne : dix mois après la mise en œuvre, sur 781 usagers interrogés, environ 60 personnes (7,6 %) avaient troqué la voiture pour le bus.

Un faible report de la voiture au bus

En examinant le cas dunkerquois, l’Observatoire du transport gratuit est parvenu aux mêmes proportions. Sur 589 répondants, 48 (8,1 %) ont déclaré avoir abandonné leur voiture entre 2018 et 2022. Et un tiers des automobilistes-usagers du bus envisageaient de se passer de leur voiture dans les cinq à dix ans à venir. En clair, la gratuité aurait entraîné un report modal — de la voiture vers le bus — de l’ordre de 8 %.

Des résultats à nuancer, tempère Frédéric Héran. En 2020, l’économiste des transports a sorti sa calculette : d’après les données publiques, la part de l’automobile dans l’ensemble des déplacements n’est passée que de 67 à 65 %. Soit une baisse de 3 % environ. La part des transports publics a, quant à elle, presque doublé, passant de 5 à 9 %.

En raisonnant à budget fixe pour les tranports, les rendre gratuits empêcherait d’investir dans de nouvelles lignes. © David Richard / Reporterre

Comment l’expliquer « Quand vous rendez le transport public gratuit, vous séduisez avant tout les cyclistes, les marcheurs, et les passagers des voitures — les jeunes qui avant étaient transportés par leurs parents, explique le chercheur. Un exemple concret, ce sont les petits déplacements des piétons, qui vont désormais se faire en bus ou en tramway. » D’où sa conclusion : « Pour Dunkerque, on ne peut pas dire que la gratuité a été “bonne” pour l’environnement… Elle a été neutre. »

À Montpellier, où une part significative des automobilistes vivent hors de la métropole [2] — et ne sont donc pas concernés par la future gratuité — il y a fort à parier que la mesure ne les fera pas renoncer au volant. « Beaucoup de gens qui travaillent à Montpellier vivent hors métropole, et ne seront pas incités à laisser leur voiture, alors que ce seraient eux qui auraient le plus besoin d’être aidés », critique ainsi Alenka Doulain, élue d’opposition (Nupes).

Pour Marc Le Tourneur, ancien directeur des transports montpelliérains, « ce qui limite aujourd’hui le recours aux transports dans les grandes villes comme Montpellier, ce n’est pas le prix, c’est le manque de bus ». © David Richard / Reporterre



3. Des effets potentiellement contre-productifs pour l’environnement

Non seulement la gratuité n’entraîne pas de « démotorisation » massive, mais elle pourrait avoir des incidences négatives sur d’autres politiques environnementales. En cause : son prix, en particulier dans les grandes villes [3]. Car qui dit gratuité dit la fin des entrées d’argent liées aux tickets et aux abonnements. En moyenne, selon le Gart, les usagers financent à hauteur de 17 % le réseau de transports. À Montpellier, le coût global de l’opération est estimé à plus de 34 millions d’euros par an.

Pour Marc Le Tourneur, ancien directeur des transports montpelliérains (la Tam), « il s’agit d’un gaspillage d’argent, qui pèsera lourd dans les finances locales et bloquera l’expansion du réseau, à long terme ». Or, selon l’Héraultais, « ce qui limite aujourd’hui le recours aux transports dans les grandes villes comme Montpellier, ce n’est pas le prix, c’est le manque de bus ». En clair : les 30 millions d’euros annuels qui vont être mis dans la gratuité auraient pu financer de nouvelles lignes de bus, notamment en périphérie, pour une efficacité environnementale supérieure.

Gratuité contre nouveaux transports ?

C’est d’ailleurs l’argument du Lyonnais Bruno Bernard pour refuser la mesure : « La gratuité coûterait environ 250 millions d’euros par an, soit 1,5 milliard d’euros sur la totalité d’un mandatécrit-il sur TwitterUn bus à haut niveau de service coûte environ 150 millions, un tramway 300 millions […] L’impact de la gratuité reviendrait inévitablement à la baisse des investissements dans les nouveaux projets de transports en commun. »

À Montpellier, le collectif des usagers des transports se dit ainsi « très inquiet » : « On observe une dégradation du service depuis 2020, dit Claude. Des trams bondés, des retards qui s’accumulent, un service dégradé en soirée… On a très peur que la gratuité, qui va amener encore plus de gens sur le réseau, ne fasse exploser la situation. » Avec, selon lui, un possible effet contre-productif : « On voit déjà des gens excédés se détourner des transports en commun, ça pourrait encore s’aggraver. »

La municipalité de Montpellier a promis 77 nouvelles rames de tram d’ici fin 2025, et 70 bus électriques pour fin 2024. © David Richard / Reporterre

De son côté, la métropole s’est engagée à améliorer l’offre de transports : 77 nouvelles rames de tram — pour un montant de 225 millions d’euros — d’ici fin 2025, et 70 bus électriques fin 2024. « Nous investissons aussi dans le vélo, le renforcement de la marchabilité et le soutien au covoiturage », assure Michaël Delafosse.

Pas de quoi convaincre Alenka Doulain : « Ce qui est inquiétant, c’est qu’on n’a pas de plan de financement pour toutes ces mesures. Le maire ne parle pas d’augmentation d’impôts… donc ça veut dire que tout cet argent lié à la gratuité, on le prend ailleurs. Mais où ? » La fronde gronde dans plusieurs services de la métropole — Maisons pour tous, crèches… Chacun craint de faire les frais de cette opération.

Notamment… certaines politiques environnementales. Ainsi, dans l’hebdomadaire local La Gazette, le vice-président de la métropole François Vasquez reconnaissait-il à demi-mots que le focus sur la gratuité avait fait prendre du retard à sa politique zéro déchet, et notamment sur l’obligation du tri à la source des biodéchets : « Nous avons des ambitions fortes sur les transports […] on ne peut pas tout faire en même temps », glisse-t-il.

Autre inquiétude, relevée par le syndicat Sud -Collectivités territoriales (SUD CT), les transports gratuits pourraient entraîner… une suppression des aides pour le vélo et le covoiturage. Selon la loi, pour les fonctionnaires, « le forfait mobilité durable ne peut pas être versé aux agents qui disposent d’un transport collectif gratuit entre leur domicile et leur lieu d’affectation »souligne le syndicat. Autrement dit, fini le coup de pouce pour les agents qui pédalent… Pour les salariés du privé, c’est moins clair : tout dépend des accords en vigueur dans l’entreprise.

Privilégier les transports en commun, c’est construire des environnements urbains qui favorisent les piétons autant qu’ils repoussent les voitures. © David Richard / Reporterre



4. D’autres solutions existent… mais sont moins populaires

« La gratuité, c’est comme prendre un marteau pilon pour tuer une mouche », dit Marc Le Tourneur. Il existe ainsi d’autres solutions plus efficaces pour réduire les émissions de gaz à effet de serre et de polluants liées aux voitures.

« Tout ce qui s’attaque directement au trafic auto est d’une redoutable efficacité, insiste Frédéric Héran. Mais c’est moins populaire que la gratuité. » Généraliser les zones 30 km/h, réduire le nombre et la largeur des files de circulation, tarifer le stationnement…

Le chercheur plaide aussi pour favoriser les mobilités douces en améliorant la qualité des espaces publics pour les piétons, ou en aménageant un réseau cyclable qui prenne de la place à la voiture : « On traite ainsi le problème à la source, avec moins d’effets pervers et à moindre coût, tout en offrant diverses alternatives, au lieu de vouloir à tout prix ménager la chèvre et le chou. »

La gratuité des transports est-elle une solution pour le climat?