par Jean Debrie , le 14 septembre 2021
Les prospectivistes ne manquent pas d’idées pour imaginer comment pourraient s’organiser les déplacements dans la ville de demain, mais certains enjeux restent encore néanmoins dans l’angle mort.
La réflexion sur l’évolution des mobilités est souvent marquée par un biais technologique qui accorde une influence prépondérante aux outils, au détriment des autres facteurs liés aux modes de vie. Ces outils nourrissent en particulier un imaginaire prospectif présent dans les exercices de l’action publique, dans les scénarisations médiatiques et dans différentes œuvres artistiques.
Les illustrations de la prospective « Mobilités du futur en Île-de-France », portée par l’Institut Paris Région (mars 2018, Institut Paris Region, ex IAU Île-de-France) ou celles du dossier hors-série « Notre vie en 2049 » publié par le Nouvel Observateur [1], en sont un exemple parmi d’autres révélateurs de la gamme d’outils à venir : navettes volantes, taxi-drone, véhicules autonomes, routes intelligentes, navettes fluviales, hyper-loop, robots de livraison, dalles piézo-électriques, hoverboard et autres vélos « super-intelligents ». La lecture du texte de Thierry Noisette, intitulé « Il y a trente ans, comment la Science-Fiction imaginait les transports en 2020 » dans le dossier précédemment évoqué, vient cependant relativiser ces fictions prospectives attestant d’un décalage entre ces visions technologiques et la stabilité des modes de transport et des pratiques de mobilité. D’autres images plus dystopiques, dans différents essais et travaux de prospective, mais aussi dans le registre artistique, offrent une lecture très différente de ces évolutions dans le cadre d’un courant de pensée (collapsologie) envisageant un éventuel effondrement à venir de la civilisation industrielle [2].
Entre innovations technologiques, inertie des systèmes de mobilité, et éventuel effondrement, la réflexion sur les mobilités de demain s’est par ailleurs amplifiée dans le contexte « pandémique » récent (COVID). Jean-Marc Offner rappelle, dans un dossier récent de la revue Urbanisme (2021) consacré à cette question des mobilités, que la pandémie a eu pour conséquence une mise « sous contrôle des proximités sociales et spatiales » et donc un formatage de nos vies quotidiennes « par la régulation des distances », indiquant alors des enjeux nouveaux de régulation. L’objectif de notre essai est de proposer une réflexion sur cette régulation des mobilités et ses outils à venir à partir d’une observation des politiques de mobilité avant et pendant l’épisode Covid dans les villes françaises. Des illustrations à partir du cas de l’Île-de-France permettront de préciser les tendances en cours dans ce contexte pandémique. Cette réflexion s’appuie d’une part sur les références existantes, académiques et institutionnelles, qui contribuent à cadrer les politiques de mobilité dans ce contexte pandémique, et d’autre part sur l’observation du volet mobilité des derniers programmes municipaux, observation autorisée par une participation à un exercice de réflexion de l’association Transport Développement Intermodalité Environnement sur ces politiques municipales (TDIE, 2020).
Les politiques de mobilité, une boîte à outils standardisée
La trajectoire du couple ville-mobilité est l’objet de nombreux travaux. Elle est souvent restituée de façon simplifiée par les trois séquences analysées dans le travail connu de Newmann et Kenworthy (1999) schématisant une ville structurée par la marche à pied (« traditional walking city »), une ville des transports collectifs (« transit city ») et une ville automobile (« automobile dependent city »). Les politiques urbaines s’attachent depuis les années 1990-2000 à promouvoir des alternatives à ce tout automobile au profit d’une séquence nouvelle articulant différemment les modes de transport. Le contenu de cette boîte à outils intermodale est assez standardisé, mais mobilisé avec des intensités variables en fonction des contextes territoriaux. Cette boîte tend à modifier les politiques de mobilité autour de trois registres d’action principaux : le développement du transport collectif, la promotion des mobilités actives (marche à pied, vélo) et la régulation des usages de l’automobile. Elle se traduit par des objectifs de planification présents dans les plans locaux d’urbanisme (densification autour des transports collectifs, ville favorisant la marche à pied et le vélo, réduction et pacification de la voirie routière, zones à faible émission, politique de stationnement) autour de cet objectif de mise en cohérence entre urbanisme et transport, largement étudié dans la littérature académique (Gallez, 2015). Cette boîte à outils a un objectif en apparence consensuel de « mobilité durable », entouré néanmoins par de nombreuses controverses sur la place de la voiture en ville dans un contexte de dépendance marquée à ce mode de transport automobile (Reigner & al, 2013).
Cet objectif de mobilité durable se traduit également par des résultats géographiquement contrastés. L’observation des enquêtes nationales « Transport » de 1994 et de 2008 ainsi que les premiers résultats partiels de l’enquête de 2019 montrent à l’échelle nationale une stabilité forte des modes de transport, sans bouleversement majeur des parts modales – c’est-à-dire du poids respectif de chacun des modes de transport dans le total -, et de cette dépendance à l’automobile. Dans les espaces centraux des grandes villes, des changements plus marqués sont néanmoins à noter, particulièrement en Île-de-France caractérisée par une évolution importante des parts modales dépassant même les objectifs fixés par le Plan de déplacement urbain (PDUIF) pour la période 2010-2020. Le cas francilien constitue donc un exemple, certes non représentatif, du point de vue statistique des tendances nationales, mais cependant révélateur de la traduction possible de cette boîte à outils intermodale. Cette boîte participe d’une évolution récente repérable dans différents espaces urbains en France et ailleurs (croissance des modes actifs, modification des usages de l’automobile, transport collectif, nouvelles mobilités).
Les premiers résultats de la nouvelle enquête globale transport réalisée par l’Observatoire des Mobilités en Île-de-France (Omnil, 2019) permettent de caractériser ces tendances en comparant les données de l’enquête de 2010 avec celles de 2018. Sur 43 millions de déplacements quotidiens, les déplacements en voiture diminuent de 5 % sur l’ensemble de l’Île-de-France (14, 8 millions de déplacements pour 34,4 % de part modale), les déplacements en transport collectif connaissent une croissance de 14 % (9,4 millions de déplacements, soit une part modale de 21,9 %) et les déplacements en modes dits actifs une croissance de 9 % (17,2 millions de déplacements en marche à pied et 840 000 en vélos). Certes, la réduction de la voiture épouse une géographie caractérisée par une réduction forte en cœur urbain, une réduction nette en première couronne, mais à l’équilibre en grande couronne, cette dernière étant marquée par une dépendance à l’automobile toujours forte. Mais l’évolution sur 8 ans est donc caractérisée par une réduction de ces déplacements automobiles (de 0,7 million par jour) et une croissance des déplacements en transport collectif (1,1 million supplémentaire par jour). Surtout, élément sans doute le plus important à relever et curieusement souvent peu énoncé, la marche à pied constitue le premier mode de déplacement des Franciliens (avec 17,2 millions de déplacements). Sur l’ensemble des déplacements, il importe également de noter que si en moyenne chaque jour un Francilien parcourt 18 km et passe 1h30 à se déplacer, les deux tiers de ces déplacements font moins de 3 km et durent moins de 30 minutes, indiquant l’importance des logiques de proximité dans la mobilité francilienne, logiques que l’on retrouve à l’échelle nationale.
Cette équation intermodale organisant les mobilités est de façon récente rediscutée au prisme des évolutions technologiques (mobilité électrique, véhicules autonomes) et numériques (les applications), ces deux évolutions tendant à modifier les termes du débat sur l’objectif de mobilité durable et les usages associés de la mobilité. Elles tendent aussi à structurer un débat que l’on pourrait caricaturer autour de deux figures, celle du technophile (les innovations technologiques comme support de l’objectif de décarbonation et de décongestion) et celle de l’urbaniste (réguler la mobilité individuelle, développer les usages partagés et l’intermodalité), ces deux figures n’étant pas exclusives l’une de l’autre. La contribution des innovations technologiques à l’objectif de décarbonation du secteur des transports est ainsi l’objet d’évaluations et de controverses récentes autour notamment du caractère durable ou non de l’électromobilité ou encore de la contribution du véhicule autonome à la régulation des trafics. Les objectifs et mesures fixés par la récente Loi d’Orientation des Mobilités – élément parmi d’autres de l’objectif de neutralité carbone – permettent de saisir ce double registre d’évolutions technologiques (la transition énergique) et d’aménagement des territoires (la régulation de la mobilité elle-même). L’observation des programmes et débats municipaux peut permettre de clarifier ces évolutions.
Des enjeux en discussion : la ville intermodale et sa géographie
Les dernières élections municipales de mars et juin 2020 en France ont permis d’observer une mise à l’agenda importante de ces questions de mobilité. La promulgation de la Loi d’Orientation des Mobilités (LOM) en décembre 2019 précise les compétences du bloc communal et intercommunal pour réguler les mobilités du quotidien participant de cette mise à l’agenda d’une mobilité dite durable. Le panel d’observation mobilisé dans le travail collectif de l’association TDIE (26 communes de différentes tailles et intégrées dans différents dispositifs intercommunaux) permet de signaler les traits saillants de cet agenda. L’attention nouvelle aux modes actifs est l’élément le plus partagé de ces propositions politiques. Elle se traduit notamment par une forte promotion du vélo comme mode de transport à part entière de la mobilité urbaine. Les différents programmes municipaux portent un ensemble de propositions aptes à en développer l’usage pour l’instant très limité (pistes cyclables, places de stationnement, aides à l’équipement, location ou libre-service, soutien aux associations). Le vélo devient un outil standard dans la boîte des politiques publiques et n’est plus « le marqueur politique » qu’il était avant faisant globalement, avec certes des intensités variées, unanimité dans la plupart des programmes des différentes listes en compétition, en particulier dans les grandes villes (TDIE, 2020).
Cet agenda des modes actifs est complété d’une attention aux piétons motivant des projets de piétonisation ou de zones apaisées (réduction des vitesses routières, protection des voies piétonnes) repérables là encore dans la plupart des programmes sans constituer néanmoins une politique considérant la marche à pied comme mode de transport à part entière. La place de la voiture elle-même dans l’espace urbain est ainsi rediscutée. Certes, peu de listes abordent frontalement cette question de la voiture toujours très polémique. Mais les différentes réflexions sur la pacification des voiries routières (par la mise en place de « zones apaisées »), sur la mise en place de Zones à Faibles Émissions (ZFE), sur la généralisation des parkings relais ou sur la question du stationnement participent de cette réflexion sur la réduction des usages individuels de l’automobile (l’autosolisme) et sur des usages nouveaux (covoiturage, autopartage) à généraliser. La promotion du transport collectif complète cette boîte à outils autour de différents projets aptes à enrichir le réseau urbain de transport collectif (Bus à Haut Niveau de Service, tramway, téléphériques). Des débats nouveaux et importants sur la question de la gratuité des transports publics expérimentée dans certaines villes et débattue dans d’autres ou encore sur la question de la tarification sociale de ce transport public marquent la discussion municipale politique.
L’agenda des mobilités fixé par les programmes municipaux laisse donc apparaître une palette d’outils au final assez standardisée (promotion des modes actifs, régulation de la voiture, développement des usages du transport collectif). Deux éléments importants, au regard des objectifs de la Loi d’Orientation des Mobilités, apparaissent toutefois moins présents. En premier lieu, les nouvelles mobilités pourtant explicitement visées par cette loi sont peu abordées dans ces programmes municipaux. Cette notion de nouvelle mobilité recouvre des éléments disparates dont la caractéristique commune est justement d’échapper en partie à la boîte à outils des politiques publiques. Elle s’applique du point de vue de la Loi d’Orientation des Mobilités au service de covoiturage, au développement de l’électromobilité, aux expérimentations de navettes autonomes, aux nouveaux services déployant des flottes en libre-service de véhicules individuels (trottinettes, vélos, scooter, voitures) et enfin au service d’informations multimodal apte à proposer une intégration des services de la mobilité autour de l’idée popularisée sous l’acronyme anglophone de MAAS (« Mobility as a service »). À l’exception d’objectifs très généraux de développement du co-voiturage, d’équipement de bornes de recharge nécessaires à la mobilité électrique, de mise en place d’une mobilité servicielle, peu d’objectifs déclinés et précisés de régulation de ces nouvelles mobilités sont énoncés. Cette prise en compte relative de ces nouveaux enjeux pourtant très médiatisés tend à signaler un hiatus entre l’introduction croissante d’opérateurs privés de la mobilité et la régulation de ces nouveaux enjeux par les politiques publiques. Les images des flottes privées de trottinettes ou de vélo électriques occupant massivement l’espace public dans les grandes villes témoignent d’une forme de débordement de l’action publique par les usages et les acteurs de ces nouvelles mobilités.
En second lieu, la question de la logistique urbaine apparaît également relativement marginalisée dans cet agenda politique. Certes, la logistique n’est plus un impensé de ces politiques et les plans locaux d’urbanisme traitent aujourd’hui cette question du transport de marchandises. Cette introduction reste néanmoins timide se résumant essentiellement aux projets de créations de quelques espaces logistiques urbains ou à des propositions relatives aux places de stationnement et aux horaires de livraison. Au regard de l’importance du fait logistique dans l’organisation urbaine – rendue visible dans le contexte pandémique récent – les propositions des projets municipaux apparaissent en deçà des enjeux de mobilité associés (TDIE, 2020) tant du point de vue des politiques immobilières que des règles d’occupation de l’espace public. Et la question sociale associée à ces systèmes logistiques (précarité des emplois logistiques, modèle d’exploitation des livreurs par les plateformes) échappe à la régulation locale constituant ainsi un angle mort des politiques de mobilité récemment mis au jour par une tribune dans le journal le Monde d’un collectif d’élus s’émouvant de l’absence de protection totale de ces activités échappant aux règles les plus élémentaires du droit du travail [3].
Cette observation des municipales permet enfin de signaler une géographie de cette boîte à outils. La différence entre les politiques de mobilité des cœurs urbains des grandes métropoles et celles de villes moyennes ou petites est évidente. Dans ces dernières, la question des mobilités est moins intense dans les programmes politiques. Elle est surtout marquée par une prise en compte plus faible des enjeux de régulation de l’automobile dans un contexte de dépendance marquée à cette mobilité individuelle motorisée. Ce constat fait écho à différents travaux académiques pointant une forme de dualisation des politiques publiques entre hyper-centres métropolitains (une densité des politiques de mobilité durable) et espaces moins centraux marqués par cette dépendance à l’automobile et une palette d’outils plus limitée. Dans une perspective critique, certains parlent d’« apartheid pulmonaire » pour dénoncer cette dualisation, qui au-delà de cette perspective, invite surtout à proposer une réflexion nouvelle sur les mobilités en territoires moins denses dont certaines propositions dans les programmes attestent de pistes possibles (vélo, co-voiturage, tiers-lieux, électro-mobilité, etc.).
La mobilité au prisme du contexte COVID
Le contexte pandémique récent (COVID), au-delà des modifications brutales des pratiques de mobilité liées aux épisodes de confinement, semble marquer une amplification des tendances existantes largement documentée. Vincent Kaufmann dans une note consacrée au confinement dans le dictionnaire du Forum Vies Mobiles synthétise les quatre principales évolutions liées à ces épisodes : la substitution de certains déplacements par la télécommunication, la réduction importante des déplacements, le retour de la proximité spatiale dans la vie quotidienne et les changements de pratiques modales. Sans présager d’une évolution encore peu stabilisée, ces tendances pourraient ainsi modifier les pratiques de mobilité (croissance des modes actifs, contraction de certaines mobilités professionnelles, voire touristiques, augmentation de la distribution à domicile, augmentation du télétravail). Cela marquerait alors une probable diminution des flux de déplacements, relative certes, et une recomposition de ces flux interpellant directement les actions publiques en charge de la régulation des mobilités. Il importe de noter que si ces actions publiques visent depuis longtemps une modification des modes de mobilité (la boîte intermodale), elles n’ont pour l’instant jamais vraiment pensé cette hypothèse d’une réduction de la mobilité elle-même.
Malgré l’absence de recul, l’exemple de l’Île-de-France peut à nouveau servir de témoin pour caractériser cette conséquence du contexte pandémique sur les mobilités. Les trois vagues d’enquêtes menées par l’Observatoire des Mobilités en Île-de-France entre septembre 2020 et février 2021 sont précieuses pour cerner la mobilité des Franciliens pendant la crise sanitaire (Omnil, 2020 & 2021). La comparaison des données de février 2021 avec ceux d’avant la crise sanitaire illustre ces conséquences : une réduction franche des déplacements (34 millions de déplacements quotidiens en février 2021 soit une baisse de 22 %), des transports collectifs fortement réduits par la crise (baisse de 40 %), mais une diminution également importante des déplacements en voiture (baisse de 27 %), une croissance importante du télétravail concernant surtout les cadres (33 % des actifs télé-travaillant au moins une fois dans la semaine). La marche reste le premier mode de déplacement des Franciliens (16 millions de déplacements par jour en février 2021), complétée par un usage du vélo important (540 000 déplacements par jour en février 2021). Il est important de noter que la troisième vague d’enquête en janvier-février 2021 montre une évolution nette par rapport aux deux vagues d’enquêtes précédentes menées entre septembre et décembre 2020, évolution caractérisée par un recul léger du télétravail et une croissance des déplacements en transport collectif et en voiture (1,2 million de déplacements par jour en plus en transport collectif et 470 000 déplacements par jour en plus en voiture en février 2021 par rapport à décembre 2020) sans revenir néanmoins au nombre de déplacements pré-Covid.
Si les conséquences actuelles de la crise sanitaire sur les mobilités sont donc importantes, l’hypothèse d’une évolution radicale du système de mobilité à court et moyen terme apparaît néanmoins plus difficile à avancer. Dans le récent dossier cité précédemment de la revue urbanisme consacré à la mobilité, Jean-Pierre Orfeuil rappelle la grande inertie des systèmes de mobilité. Si la croissance des modes actifs et notamment du vélo est très forte tout comme celle du télétravail, cette croissance concerne des pratiques encore très minoritaires et ne modifie donc que très partiellement la partition modale encore structurée majoritairement par les usages automobiles à l’échelle nationale. Cette inertie du système de mobilité est le corollaire de la stabilité des formes urbaines dont les modifications s’inscrivent dans le temps long. Il est essentiel d’insister sur ce point démontré par une très grande quantité de travaux académiques depuis longtemps : les déplacements représentent une demande dérivée de nos modes de vie et de leur géographie, ce qui veut dire que les déterminants de la mobilité ne sont pas qu’affaire d’offres de transport, mais relèvent d’abord de l’organisation urbaine, de la localisation des ressources et des caractéristiques socio-économiques des individus et des ménages définissant ces pratiques de mobilité. L’émergence récente d’un sentiment « urbanophobe », largement commentée et discutée, est réelle. Elle est amplifiée par ce contexte de crise pandémique, contexte qui a consolidé des envies de proximité et de ralentissement des rythmes d’activités associés à la grande ville. De nombreuses enquêtes (Cevipof, Forum Vies Mobiles…) démontrent la force de ces envies de changement et ce désamour de la grande ville. Ces envies, déjà présentes avant la pandémie, se traduiront probablement par des déplacements, de ceux qui peuvent être libres de leurs mouvements. Les nombreuses campagnes publicitaires (dans les métros des grandes villes !) appelant à rejoindre les villes moyennes ou petites en sont la traduction. Il reste que les agencements territoriaux se modifient sur le temps long indiquant la nécessité de penser l’évolution des pratiques de mobilité de ceux moins libres de ces mouvements dans les configurations urbaines existantes, enjeu d’autant plus important que la plupart des travaux recensés par exemple dans une note récente du PUCA consacrée à la mobilité indiquent qu’observer cette évolution des pratiques de mobilité au prisme de la pandémie, c’est d’abord observer les inégalités sociales structurant ces pratiques.
La mobilité de demain dans la ville d’aujourd’hui
La figure du télétravailleur jouant différemment ses logiques de mobilité est à l’agenda des lectures prospectives. Elle représente un archétype certes, mais puissant justifiant des stratégies urbaines d’attractivité (des télétravailleurs) et un discours nouveau sur l’évolution du tissu urbain (la fin de la grande ville). C’est oublier que les métiers « télé-travaillables » sont au final minoritaires et que la pandémie a surtout mis à jour la dépendance à la mobilité d’une partie importante des gens. Le choix d’être immobile ou mobile révèle les inégalités sociales et territoriales tout comme le choix de partir ou non de son lieu de résidence (PUCA, 2021). C’est oublier aussi le temps long des formes urbaines. Sans sous-estimer les potentielles dynamiques à venir (décroissance des métropoles ? Croissance des villes moyennes et petites ?), la mobilité de demain pour une part importante se jouera d’abord dans le tissu urbain d’aujourd’hui. Pour répondre aux urgences écologiques et sociales, elle implique alors une intensification des outils mobilisés ces dernières années pour promouvoir des logiques de proximité et d’intermodalité nécessaires à cette transition. Les principales caractéristiques constituant cette boîte à outils sont connues : une ville des modes actifs, marquée par des logiques de proximité dans l’accès aux aménités urbaines, des complémentarités nouvelles entre ces modes actifs et le transport collectif, de nouveaux usages partagés de la voiture, une réévaluation de la place dédiée à la voirie automobile. Le contexte pandémique récent révèle aussi les impensés de ces politiques de mobilité en particulier celui de la nécessaire amplification de la régulation sociale et environnementale des activités logistiques.
C’est aussi la nécessité de généraliser ces politiques de mobilité aux différentes échelles du jeu urbain qu’il s’agit de relever. La loi d’Orientation des Mobilités assume d’ailleurs dans son titre premier cet objectif de supprimer ces « zones blanches de la mobilité » dans un contexte où une grande partie du territoire national n’était pas couvert par une Autorité Organisatrice de la Mobilité (77 % des communes et 27 % de la population française). La couverture par une autorité organisatrice au 1er juillet 2021 (les intercommunalités ou les régions si les intercommunalités n’exercent pas la compétence) est ainsi un prérequis essentiel à la mise en place d’une politique de mobilité s’adressant à tous les territoires permettant d’accompagner et favoriser l’évolution des comportements individuels et collectifs. Au-delà des compétences fixées par la loi donc, cette généralisation nécessaire et à construire des politiques de mobilité doit reposer sur leurs différenciations en fonction des contextes urbains marqués par des formes et des densités différentes interdisant une utilisation par trop homogène de cette boîte à outils intermodale. L’épisode pandémique récent a néanmoins contribué à mettre à l’agenda les transformations possibles de ces politiques de mobilité d’une part (la ville intermodale) et des politiques d’aménagement d’autre part (la ville des proximités). Sans nier la contribution potentielle de certaines innovations technologiques aux objectifs de décarbonation et de décongestion des espaces urbains, les évolutions récentes invitent surtout à accompagner et favoriser les usages de cette mobilité. On ajoutera alors pour conclure, qu’à rebours des scénarios futuristes de la ville mobile, voire hyper-mobile, l’équation à intensifier est donc aussi et sans doute surtout celle de la proximité. Et cette logique de proximité n’est pas réservée aux seuls centres des grandes villes. Elle correspond également à des usages et des possibilités croissantes dans les espaces péri-urbains comme le montre Emre Korsu dans une réflexion récente (Urbanisme, 2021). Logique d’hier peut-être, mais mise à jour par l’épisode pandémique d’aujourd’hui, cette mobilité des proximités est largement majoritaire dans les pratiques de déplacement quotidiennes. Elle constitue, de la grande à la petite ville, un élément à renforcer dans les politiques d’aménagement et de régulation des mobilités urbaines.
par Jean Debrie, le 14 septembre 2021