L’année 2022 pourrait marquer un tournant dans le lent développement de l’éolien et du solaire. A condition que le secteur parvienne à suivre l’explosion de la demande et à répondre aux contradictions de la société française.
LE MONDE : Dans les travées du Salon des maires et des collectivités locales, à Paris, ce 24 novembre, parmi les centaines de sociétés qui viennent capter l’argent public, au milieu des stands, des petits fours et des dépliants sur papier glacé, les deux commerciaux de WPD, une société allemande spécialisée dans les parcs éoliens et solaires, discutent volontiers. Leurs sujets de conversation : les concurrents des stands à côté, les contraintes innombrables qui compliquent l’installation des éoliennes, le démarchage des maires, les contentieux sans fin, la pusillanimité des préfets face aux risques juridiques, les parcs solaires qui poussent dans les champs et sur les toits…
Mais ce qui prédomine, c’est le sentiment de vivre une bascule historique : « En dix mois, cela a plus bougé qu’en quinze ans, raconte le plus expérimenté des deux représentants. Avec la crise en Ukraine et les difficultés du nucléaire français, les gens se sont rendu compte que l’énergie était rare. Il y a quinze ans, on nous prenait pour des babas cool. Hier encore, on nous renvoyait le fait que nous étions une économie subventionnée. C’est fini ! Avec les factures qui explosent, les directeurs des achats des entreprises nous appellent pour demander de l’aide. »
L’année 2022 pourrait marquer un tournant dans le lent développement des énergies renouvelables en France. A condition que le secteur parvienne à suivre l’explosion de la demande et à répondre aux contradictions de la société française, ce qui n’est pas tout à fait certain. L’appétit est immense chez les particuliers, les collectivités, les entreprises. Enedis, filiale d’EDF chargée de la distribution locale de l’électricité, prévoit ainsi d’enregistrer près de 100 000 raccordements au réseau électrique cette année, essentiellement pour des panneaux photovoltaïques achetés par des particuliers. « On va battre le record du nombre d’installations. A la fin du troisième trimestre 2022, on aura fait plus que sur toute l’année 2021 », observe Hervé Lextrait, directeur du pôle transition énergétique d’Enedis.
Les anciens du secteur font la comparaison avec l’essor du solaire, au début des années 2010 chez les particuliers, lorsque les promesses de prix élevés avaient créé un vaste effet d’aubaine ainsi qu’un trou béant dans les finances publiques. La différence, c’est que les puissances installées sont largement supérieures grâce aux ombrières sur les parkings ou les installations sur les toits d’entreprises, de hangars agricoles ou de bâtiments publics, lesquels démultiplient les kilowattheures produits.
Autre indice de l’inflexion en cours : timides jusque-là, les entreprises commencent à se tourner vers les PPA (Power Purchase Agreements), des contrats de gré à gré passés directement avec des producteurs de renouvelables, afin de sécuriser leurs approvisionnements et leurs coûts sur longue durée.
Batailles homériques
En réalité, le mouvement ne fait que débuter tant les besoins vont être gigantesques pour atteindre la neutralité carbone en 2050. Dans ses scénarios couvrant les trente prochaines années, RTE (Réseau de transport d’électricité), responsable des lignes à haute tension et filiale d’EDF et de la Caisse des dépôts, a évalué les perspectives de la production d’énergie. Un document de 992 pages, écrit au cordeau et publié en février, dont l’une des idées phares est que le pays ne pourra se passer d’un développement massif des renouvelables – tout particulièrement du solaire et de l’éolien offshore – pour accroître la part de l’électrique et réduire ainsi celle des hydrocarbures.
Les débats se sont longtemps focalisés sur une opposition entre nucléaire et renouvelables. Comme si celles-ci devaient prendre la place de l’atome
L’ampleur des besoins témoigne du retard accumulé. Une longue histoire de batailles homériques entre partisans de l’éolien, du solaire ou du nucléaire – l’hydraulique, elle, a fini par être largement acceptée. Le résultat de politiques en dents de scie, conduites par les gouvernements de droite comme de gauche, au point que la France s’est révélée être le seul Etat incapable de respecter ses engagements à l’échelle européenne, avec seulement 19,1 % de renouvelables en 2020, pas à la hauteur des 23 % promis.
Une histoire, si française, de lobbys de toutes sortes, de contentieux et d’anathèmes autour de l’économie, du climat, de l’environnement, de la souveraineté énergétique et des bienfaits, réels ou dénoncés, de ces énergies.
« Poutine aura fait beaucoup pour la transition énergétique », résume, brutalement et amèrement, l’un des acteurs du secteur, en référence aux conséquences de la guerre en Ukraine. Les débats se sont longtemps focalisés sur une opposition entre nucléaire et renouvelables. Comme si celles-ci devaient prendre la place de l’atome. « C’est un sujet de crispation. Mais il faut les deux, en plus d’un effort de sobriété considérable », tente de synthétiser Jules Nyssen, président du Syndicat des énergies renouvelables, le principal lobby du secteur.
Les causes des retards sont variées et profondes. « Trois arguments ont été utilisés à tort contre les énergies renouvelables : un, elles seraient inutiles pour atteindre nos objectifs climatiques, car l’électricité française est déjà décarbonée grâce au parc nucléaire ; deux, elles ne seraient pas compétitives ; trois, elles ne participeraient pas à la sécurité d’approvisionnement du fait de leur intermittence en fonction du vent et du soleil », indique Thomas Veyrenc, directeur exécutif de RTE, chargé de la stratégie. Pour chacun de ces arguments, note l’expert, le vent a tourné en faveur des renouvelables.
Les économistes évoquent la puissance d’EDF face aux premières PME de l’éolien et du solaire, les certitudes des grands corps de l’Etat biberonnés au nucléaire militaire et civil, l’illusion d’une souveraineté énergétique fondée sur les seuls réacteurs.
« Aujourd’hui, les deux tiers de notre consommation d’énergie sont d’origine fossile ou importée. Dissipons un mythe : depuis la seconde guerre mondiale, jamais nous n’avons été autonomes et indépendants énergétiquement », avait dû rappeler la ministre de la transition énergétique, Agnès Pannier-Runacher, au Sénat, en octobre, au moment de défendre son projet de loi d’accélération des énergies renouvelables, examiné par l’Assemblée nationale à partir du lundi 5 décembre.
« Avec la crise du nucléaire, tout le monde se réveille »
Les promoteurs du solaire et des éoliennes fustigent les contraintes administratives. « Les temps de développement sont globalement deux fois plus longs qu’en Allemagne ou en Espagne », déplore Catherine Bourg, chargée du développement pour EDF Renouvelables. « Avec le nucléaire, la France est née avec une cuillère en argent dans la bouche. Jusqu’à présent, n’importe quel Français pouvait regarder une prise et se dire qu’un flot d’électrons allait en sortir. Avec la crise du nucléaire, subitement, tout le monde se réveille », expose Xavier Daval, défenseur acharné du solaire.
Le consultant, une figure du secteur, n’a pas sa langue dans sa poche à propos de la lenteur française : « Les Etats-Unis veulent arriver à 40 “fucking” pour cent de solaire dans leur production d’électricité d’ici à 2035. Et [le président chinois] Xi Jinping annonce qu’il vise 1 200 gigawatts de renouvelable. La vague est partie dans le monde entier. Et la France ? Pour installer un mégawatt, il faut cinq ans à cause du monstre administratif. On est chez les fous. On marche sur la tête. »
Les mains de Roy Mahfouz s’agitent beaucoup quand il parle énergie. Le patron de H2air, une société installée à Amiens et spécialisée dans les éoliennes, mime des vagues pour résumer l’attitude de l’Etat sur le sujet. « C’est la politique du yoyo, se désole l’entrepreneur, actif notamment dans le nord du pays. Nous avons un creux de production d’énergie pour cet hiver. Comment va-t-on le remplir ? On ne peut plus prétendre qu’on serre les fesses et que ça va aller. » D’autres industriels emploient des mots plus tempérés mais le message est similaire sur le fond. Devant un parterre d’officiels, Bruno Bensasson, le PDG d’EDF renouvelables, ne dissimulait pas son plaisir d’avoir inauguré, le 23 novembre, l’entrée en production de 80 éoliennes offshore au large de Saint-Nazaire (Loire-Atlantique), les premières en France, pour une puissance maximale de 480 mégawatts, dix ans après le lancement du projet. Filmé en direct par le service de communication d’EDF, il prévenait : « Les objectifs ne seront remplis que si la filière a suffisamment de visibilité et poursuit un cap donné par un cadre réglementaire stable et clair. »
De fait, les discours de l’exécutif ont été fluctuants, en particulier sur les éoliennes terrestres, les plus contestées. Emmanuel Macron avait insisté sur leurs limites à Pau, en janvier 2020, puis annoncé à Belfort, en février 2022, qu’il était urgent de repousser les échéances en demandant d’être « raisonnable sur les objectifs » afin de ne pas mécontenter l’opinion.
« Personne ne souhaite voir nos paysages remarquables, nos sites classés, abîmés par des grandes toiles blanches », avait insisté le chef de l’Etat, reprenant l’une des critiques récurrentes des opposants, portées notamment par l’animateur de télévision Stéphane Bern, relais plus puissant que beaucoup de scientifiques de haut niveau. Le président, en revanche, avait été plus ambitieux sur l’éolien offshore, présenté comme une filière d’avenir sur les littoraux et pour lequel, de surcroît, le ruissellement des contrats industriels touche ports et usines français.
« La réelle accélération dépend des ressources »
Cette ligne flottante de l’exécutif se retrouve logiquement au niveau local, au moment de l’instruction des épais dossiers déposés par les développeurs. « Les préfets sont coincés entre l’exécutif et les élus régionaux, donc ils ont levé le crayon pour les signatures, constate Matthias Vandenbulcke, directeur de la stratégie de France énergie éolienne, un autre lobby. Ils ne sont pas fous, ils sont comme vous et moi, ils savent que l’opinion est très fracturée sur le sujet, donc ils sont prudents. On estime qu’il y a aujourd’hui cinq gigawatts de projets d’éoliennes bloqués à l’état d’instruction dans les préfectures ». Les entrepreneurs du solaire évoquent la même puissance bloquée pour le photovoltaïque. Dix gigawatts au total, soit l’équivalent de dix réacteurs nucléaires.
Les préfets disposent d’une réelle latitude pour trancher. D’un département à l’autre, les politiques peuvent être assez disparates, remarquent la plupart des acteurs. Jules Nyssen, au nom du syndicat des énergies renouvelables : « La France, avec son système institutionnel si particulier, s’est habituée à fonctionner de manière verticale. Mais dans la réalité du terrain, c’est plus compliqué, et il ne suffit pas qu’un président de la République décide pour que ça bouge ».
Les partis politiques eux-mêmes sont divisés, à l’exception du Rassemblement national, qui a entraîné une partie des Républicains dans l’opposition de principe aux éoliennes
« La loi est importante, mais sa mise en œuvre l’est tout autant », souligne Claire Waysand, directrice générale adjointe du groupe Engie, le leader français. « L’une des raisons du blocage, ce sont les moyens humains. La réelle accélération dépend des ressources dans les préfectures, les directions régionales de l’environnement, les cours administratives d’appel », ajoute William Arkwright, directeur général d’Engie Green.
Les partis politiques eux-mêmes sont divisés à l’exception du Rassemblement national qui en a fait un repoussoir et entraîné une partie des Républicains dans l’opposition de principe aux éoliennes. Le cœur du monde écologiste balance, déchiré entre l’enjeu climatique et la protection de la biodiversité. « L’environnement sert de prétexte pour les opposants aux énergies renouvelables, regrette Cédric Philibert, ancien expert de l’Agence internationale de l’énergie, aujourd’hui consultant. Ce défaut d’appréciation des urgences m’épouvante. Même les députés écologistes n’échappent pas à ça. »
Les promoteurs ont aussi scié la branche sur laquelle ils auraient pu s’asseoir avec des comportements de « chasseurs d’or » ou de « margoulins » – ce sont les mots de représentants du secteur – pour identifier les « gisements » les plus favorables et faire signer des élus à tour de bras sans se préoccuper des conséquences. Les développeurs ont aussi eu tendance à concentrer à outrance leurs projets.
Pour des raisons juridiques, d’abord : plus des trois quarts du territoire font l’objet de restrictions ou d’interdictions (zones militaires, sites protégés, etc.). Pour des motifs économiques, ensuite : dans les territoires en déprise démographique, comme l’ancienne Picardie, le coût du foncier est moins élevé et les élus sont particulièrement demandeurs de nouvelles activités. Pour des raisons opérationnelles, enfin : « C’est l’effet multiprises : une fois que vous avez installé des parcs, les suivants à proximité coûteront moins cher, parce que vous avez une partie du raccordement », explique Andreas Rüdinger, coordinateur transition énergétique de l’Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI).
Les Hauts-de-France et le Grand Est représentent ainsi la moitié de la puissance éolienne française, avec 9 000 mégawatts sur 18 000 à l’échelle nationale, fin 2021. « On ne s’est pas réparti l’effort de façon contraignante sur le territoire. Il y a un truc qui ne fonctionne pas en France, c’est la planification. On prend des engagements nationaux, mais ils ne sont pas déclinés ensuite », regrette Nicolas Garnier, délégué général d’Amorce, un réseau de collectivités locales centré sur l’environnement.
« On est en train de bousiller les paysages »
Les effets de concentration compliquent les nouveaux projets dans les départements déjà fortement équipés. José de Pinho, maire de Cry-sur-Armançon (Yonne), nous avait donné rendez-vous, avec les élus de deux communes voisines, pour évoquer le projet de champ d’éoliennes qu’ils défendent tous les trois depuis des années sur les hauteurs de la vallée de l’Armançon. Une « belle histoire », comme la résume Irène Eulriet, directrice de Yonne Energie, une société d’économie mixte départementale qui pourrait apporter une partie des 150 millions d’euros indispensables pour ériger dix-huit éoliennes culminant à 240 mètres de hauteur. Soit une puissance maximale de 100 mégawatts, l’un des parcs les plus importants du pays.
Mais le rendez-vous n’aura pas lieu. « C’est compliqué localement. On préfère ne pas s’exprimer maintenant », justifie, navré, le maire de Cry. Si le projet est une « belle histoire » pour ses promoteurs, il est présenté comme « un scandale » par ses opposants. « On est en train de bousiller les paysages. On transforme une forêt en zone industrielle, tout ça pour des questions d’argent », fustige Maude Guyotot, 75 ans, ostéopathe retraitée et vice-présidente de l’association locale de défense des paysages.
La réponse est tombée le 25 novembre : après trois années d’instruction, le préfet de l’Yonne a rejeté le projet au nom des incertitudes sur l’eau potable et la forêt, des risques pour les chauves-souris et… des menaces que font peser les pales pour un couple de cigognes noires et leur possible cigogneau, nichés à six kilomètres du site. De la difficulté de trancher entre 100 mégawatts et une espèce menacée… Ce qui hérisse José de Pinho, le maire de Cry, en colère : « On a eu quatre préfets, quatre sous-préfets. C’est un pas en avant, puis un pas en arrière. »
Les projets d’éoliennes mis au rebut sont innombrables. Les mobilisations et les recours sont incessants, fragilisant le secteur tout entier et accroissant sensiblement les délais. « Les préfets sont attaqués par les promoteurs lorsqu’ils refusent de valider un projet et par des associations lorsqu’ils le valident », témoigne Nicolas Hardouin, directeur départemental des territoires au sein de la préfecture de l’Allier. « Le monde financier aime la prévisibilité. Or dans le secteur des renouvelables, les textes changent trop souvent pour qu’il y ait une planification de long terme. Et comme un projet sur deux, dans l’éolien, est attaqué, cela ralentit considérablement le secteur », explique Stéphanie Gandet, avocate au sein de Green Law, un cabinet expert de l’environnement.
Le déploiement des parcs marque le territoire et ses paysages, bien plus que les centrales nucléaires. D’un modèle centralisé, il faut passer à un modèle extrêmement décentralisé. « On avait créé un modèle électrique presque invisible où ce qui était perceptible, sauf pour les voisins des centrales, c’étaient seulement les poteaux électriques, analyse Nicolas Garnier, le patron du réseau Amorce. Aujourd’hui, quand vous arrivez avec un projet de parc d’éoliennes, vous créez un choc culturel, un séisme. C’est une différence essentielle : les énergies renouvelables, vous les voyez près de chez vous. »
Avec son regard de sociologue, Sophie Dubuisson-Quellier, présidente du conseil scientifique de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie et membre du Haut Conseil pour le climat, se fait un peu plus cruelle : « Il y a l’idée que l’énergie relève de la compétence de l’Etat, qu’il s’agit d’un sujet quasi régalien, approprié par les grands corps. La culture des ingénieurs et des entrepreneurs s’est imposée comme la norme. Comme s’il y avait un moment de pureté, de belle technologie, puis qu’il fallait ensuite le plonger dans le social, souvent avec une vision un peu paternaliste qui considère que les oppositions relèvent forcément de l’irrationnel. On est passé d’un débat longtemps confisqué par la technocratie à un débat confisqué par une partie de l’électorat très opposée aux éoliennes. »
Recherche d’effets d’aubaine
La nature de la discussion collective pourrait toutefois évoluer. En raison d’un étonnant pactole budgétaire pour la société française et son Etat. Le prélèvement sur les superprofits de l’énergie existe en effet, loin des radars politiques et médiatiques, et va fonctionner à plein régime en 2022 et en 2023. Celui-ci ne cible pas les pétroliers ni, plus largement, l’énergie fossile, mais les producteurs, français ou étrangers, PME ou multinationales, qui font tourner les pales des éoliennes et briller les panneaux photovoltaïques sur le territoire national. En 2023, le secteur des renouvelables devrait verser au budget de l’Etat plus de 30 milliards d’euros en contrepartie de la hausse des tarifs de l’énergie.
Si la France avait tenu ses engagements avec plus de 23 % de renouvelables, les recettes budgétaires auraient suivi en conséquence
L’estimation est celle de la très respectée Commission de régulation de l’énergie (CRE), une instance indépendante chargée de garantir le fonctionnement du secteur. Un « apport majeur aux finances publiques », s’est réjouie ladite commission, en publiant ses données, en novembre. Les énergies renouvelables, qui ont coûté près de 43 milliards d’euros à l’Etat en vingt ans, vont presque rembourser la mise à la faveur de la crise actuelle, et répondre ainsi à une critique vieille comme le lobby nucléaire, celle d’être trop subventionnées et toujours perdantes face aux centrales atomiques et aux énergies fossiles. « Le secteur aura probablement remboursé fin 2023 ce qu’il aura coûté », estime ainsi William Arkwright, directeur général d’Engie Green.
La loi prévoit que l’Etat contribue aux financements des industriels du secteur des renouvelables lorsque le prix du marché est inférieur au coût de production, ce qui a été le cas jusqu’en 2021. Les producteurs, à l’inverse, versent les surplus perçus lorsque les prix du marché dépassent ce seuil. D’où la divine surprise pour la loi de finances de 2023, et autant de regrets budgétaires et écologiques.
Car si la France avait tenu ses engagements avec plus de 23 % de renouvelables, les recettes budgétaires auraient suivi en conséquence. Les mégawattheures de solaire et d’éolien auraient aussi permis d’éviter une partie des importations de gaz pour passer l’hiver, si compliqué, de 2022-2023. « Cela aurait représenté l’équivalent de 6 milliards à 9 milliards d’euros d’importations en moins », calcule Andreas Rüdinger, chercheur à l’IDDRI.
L’épisode a aussi montré que la recherche d’effets d’aubaine continue d’exister parmi les opérateurs, la face plus sombre du secteur des renouvelables. Une partie d’entre eux – représentant 3,7 gigawatts de puissance, ce qui est considérable – ont résilié leurs contrats depuis le début de la guerre en Ukraine, fin février, pour ne pas avoir à verser aux finances publiques l’argent perçu en vendant leur électricité au plus haut. Des sommes considérables : 6 milliards à 7 milliards d’euros risquent ainsi d’échapper aux finances publiques en 2023, selon la CRE.
« Ces installations n’ont pu être développées que grâce au soutien financier de l’Etat, dont elles ont bénéficié sur des durées généralement supérieures à dix ans. Il est tout à fait anormal que les producteurs concernés sortent des contrats garantis par l’Etat à quelques années de leur échéance pour profiter des prix de gros élevés », dénonce la CRE. Une taxation devrait être mise en place par le gouvernement afin de tenter de récupérer les sommes évaporées. L’effet d’image est toutefois désastreux pour une filière qui avance souvent l’argument de l’intérêt général climatique.
Dans l’entourage de la ministre Agnès Pannier-Runacher, au-delà de cet incident, on veut croire à un « changement d’époque ». « Après vingt ans de soutien public, les projets sont désormais compétitifs sur le marché », insiste son cabinet.
Un tournant majeur, en France et dans le monde, aux yeux de l’économiste Christian de Perthuis : « Les briques technologiques pour faire de l’éolien ou du solaire sont disponibles depuis très longtemps. Pourquoi ces sources d’énergie ont-elles toujours été battues, jusqu’à présent, par les fossiles ? Parce que les fossiles ont gagné, jusque-là, toutes les batailles de coûts. C’est le grand changement des deux dernières décennies : les renouvelables deviennent rentables par rapport au nucléaire et aux fossiles. »
Enjeux de souveraineté
Le secteur n’échappe pas, néanmoins, au contexte de hausse des coûts des matières premières et de l’énergie, ainsi qu’à l’augmentation des taux d’intérêt. Ce qui a pu ralentir la souscription des derniers appels d’offres lancés par la CRE. Le signal d’alarme vaut en particulier pour les principaux constructeurs d’éoliennes, dont les finances ont été grevées ces derniers mois. Des fabricants comme Vestas ou Siemens Gamesa ont fait part de leurs difficultés. « On observe cela avec inquiétude », relève une dirigeante de l’un des principaux acteurs français, mentionnant l’appétit de groupes chinois face à une industrie européenne fléchissante. Un premier enjeu de souveraineté.
Le solaire soulève d’autres inquiétudes en raison de l’extraordinaire dépendance du secteur envers des usines chinoises de fabrication des panneaux. L’immense majorité est produite en Chine, puis transportée vers l’Europe ou les Etats-Unis. « Les Chinois, qui sont des gens avisés, ont raflé la mise en créant des usines gigantesques pour réduire les coûts de fabrication », glisse Richard Loyen, délégué général d’Enerplan, une fédération de promoteurs du photovoltaïque, entre deux cafés, sur le Vieux Port de Marseille.
Les opposants en font un argument, notamment sur le bilan carbone des panneaux convoyés par conteneurs. Dans la salle municipale de Saucats (Gironde), le 21 novembre, où se tient une réunion d’information sur un gigantesque projet de parc solaire (près de 1 gigawatt de puissance maximale), un habitant interpelle les développeurs sur l’origine des panneaux. Réponse gênée de l’un d’eux, Lionel Debril, chef de projet chez Neoen : « On souhaiterait clairement que les panneaux soient fabriqués en France ou en Europe, mais les capacités de production ne sont pas là. » Un autre sujet de souveraineté.Lire aussi : Le subtil pilotage du réseau électrique en France pour éviter la panne : nucléaire, renouvelables, consommation, importations…
Le chantier suivant concerne l’architecture du réseau électrique. Celui-ci a été imaginé pour qu’une poignée de centrales nucléaires alimentent l’ensemble du pays. Le développement du renouvelable suppose de revoir son ossature afin de permettre une alimentation intermittente – le vent et le soleil ne sont pas continus – par des milliers de petits et moyens contributeurs un peu partout sur le territoire. Ce qui impose des investissements considérables pour RTE et Enedis.
L’un des enjeux sera de trouver les ressources humaines adéquates. Même chose du côté de l’éolien offshore et de l’énergie solaire, où le manque de bras et de cerveaux préoccupe les industriels. Dans les rangs de la petite école de production NRSud, à Marseille, les douze élèves se lèvent poliment quand entre un visiteur. Des jeunes hommes entre 15 et 18 ans qui viennent de commencer une formation professionnelle sur quatre ans pour apprendre les métiers du solaire. Clémentine Lacroix, la directrice de l’école, sourit : « Ils ont tous des promesses d’embauche. »
Luc Bronner