L’eau potable est une ressource stratégique. Sa gestion est un enjeu crucial pour la collectivité dans un contexte de croissance urbaine inédite. Comment la métropole de Bordeaux a-t-elle réussi à établir une maîtrise technique de cet enjeu et une gouvernance de concertation ?
Par Laura Brown – Dr en sociologie, enseignante-chercheuse à l’ESPI Bordeaux, membre des laboratoires ESPI2R et PAVE, EnsapBx, Centre Émile Durkheim, Université de Bordeaux et Adrien Gonzalez – chercheur associé au laboratoire PAVE, EnsapBx, doctorant au Centre Émile Durkheim, UMR5116, Université de Bordeaux
Deux projets girondins illustrent la volonté des acteurs à reconsidérer les modèles de distribution et de gestion de l’eau : une régie publique à l’échelle de Bordeaux métropole et un champ captant à l’échelle départementale. Ces projets soulèvent des difficultés : d’une part la question de la marchandisation, de l’autre des périmètres administratifs construits sans rapport au cycle naturel de l’eau. Les acteurs métropolitains et voisins redéfinissent ainsi leurs relations territoriales et leurs positions, face à un bien commun surexploité.
DOSSIER
La politique de l’eau
Comment la métropole de Bordeaux organise son système d’eau potable ?
Un modèle de distribution fondé sur la délégation de service public
Pendant la deuxième moitié du XXe siècle, l’agglomération bordelaise fait appel à l’expertise du groupe privé Suez, autrefois Lyonnaise des Eaux et partenaire historique de la ville de Bordeaux pour la distribution de l’eau potable. Au moment de la transformation de la ville en métropole, les conditions économiques du contrat de délégation de service public en vigueur sont vivement critiquées par l’association « Trans’Cub » et les partis d’opposition. Ces derniers défendent une vision plus transparente et publique de la distribution de l’eau et la mise en œuvre d’un service public.
Progressivement, dans le contexte de cogestion de la communauté urbaine de Bordeaux (CUB), puis de la métropole, le contrat de délégation de service public (DSP), confié à Suez, évolue afin d’octroyer à la collectivité une plus grande maîtrise des coûts finaux et des investissements à apporter. Suez et Bordeaux Métropole restent liés sous contrat pendant 30 ans, jusqu’à ce qu’une nouvelle majorité (de gauche), en 2020, vote le passage en régie publique (c’est-à-dire la gestion des services publics de l’eau et de l’assainissement avec les propres personnels communaux). C’est d’ailleurs l’une de ses premières décisions, votée dans les six premiers mois de mandat, qui ouvre un chapitre de transition décisif dans la distribution de l’eau.
Le passage en régie de l’eau, une danse à trois temps
Ce passage vers un service public de l’eau s’est opéré en trois temps. En 2010, dans un contexte post-crise économique, la présidence socialiste de la CUB avait étudié cette possibilité. Les services étaient cependant soumis à la difficulté d’une réalisation du projet par manque de compétences en interne. Le changement des équilibres politiques en 2014 au sein de la nouvelle métropole Bordelaise (créée le 1er janvier 2015) marque une phase de temporisation de ce projet, avec d’une part un prolongement de la DSP et de l’autre le développement plus fort des compétences métropolitaines sur le sujet. En 2020, la majorité de gauche récemment élue acte la fin programmée de la DSP avec la création d’un établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC), la « régie de l’eau Bordeaux Métropole(nouvelle fenêtre) » qui deviendra opérationnelle au 1er janvier 2023. Cette phase de transition doit s’achever une fois les salariés de Suez et les agents métropolitains intégrés à la régie publique.
Les motivations politiques du passage en régie
Tandis que l’avenir de la ressource interroge élus et techniciens, l’organisation de la distribution par la puissance publique devrait rassurer le consommateur et renvoyer plus fortement une image de l’eau comme « bien commun » non marchand. Cette décision politique majeure est fondée sur trois enjeux :
- la garantie de transparence et de maîtrise du prix ;
- l’enjeu d’une gestion durable de la ressource et d’une politique de protection sur le long terme portée par ailleurs par la métropole avec les autres acteurs des nappes profondes ;
- la régie incarne la volonté de la collectivité d’agir sur les politiques territoriales métropolitaines en contribuant à l’adaptation au changement climatique, à la préservation de la ressource et de la biodiversité.
Bordeaux Métropole rejoint donc les 100 membres du réseau France eau publique(nouvelle fenêtre) (représenté dans la Fédération nationale des collectivités concédantes et régies(nouvelle fenêtre)) qui défend des valeurs de durabilité, de solidarité, de transparence et d’efficience.
ECLAIRAGE
Le service public local de l’eau potable et de l’assainissement
Comment les coopérations avec les collectivités voisines se structurent ?
La question de l’eau, histoire d’une coopération politique et technique
Jusqu’en 1945, l’approvisionnement girondin en eau potable est assuré à partir de ressources superficielles. L’agglomération bordelaise est alors soumise à des pénuries d’eau récurrentes qui l’amènent à chercher de l’eau toujours plus loin de ses murs. Dès la guerre achevée, un nouveau modèle s’impose. Il repose sur la création de forages dans les nappes profondes qui fournissent aujourd’hui plus de 75% de l’eau potable du département. La multiplication des forages et l’augmentation continue des prélèvements amènent les scientifiques de l’école bordelaise d’hydrogéologie à s’interroger dès 1956 sur un risque de surexploitation de ces nappes à grande inertie et dont le fonctionnement est alors très mal compris.
À la fin des années 1990, l’exercice, répandu à l’époque, d’élaboration d’un schéma départemental d’alimentation en eau potable est l’occasion de confirmer la surexploitation de certaines nappes et de proposer des solutions techniques pour y remédier. Compte tenu des enjeux, de la complexité du sujet, et des coûts d’investissement à consentir pour soulager les nappes surexploitées, département et communauté urbaine décident en 1998, de se doter d’une capacité d’expertise indépendante sur ces questions complexes en créant le Syndicat mixte d’étude et de gestion de la ressource en eau du département de la Gironde (SMEGREG). Dans le même temps, ces deux acteurs territoriaux demandent l’installation d’une commission locale de l’eau (CLE) pour l’élaboration d’un schéma d’aménagement et de gestion des eaux pour les nappes profondes de Gironde, SAGE qui sera approuvé en 2003.
Aujourd’hui, la métropole, par son ampleur et sa capacité à coopérer avec un périmètre élargi de collectivités sur les sujets de gestion foncière, de démographie, de transition énergétique et de changement climatique, joue un rôle structurant dans les politiques locales. C’est d’ailleurs ce qu’elle revendique à partir de 2017 par la promotion de l’idée de « métropole coopérative » dans le cadre des protocoles de coopération signés avec les capitales départementales voisines. Mais plus localement, la coopération autour de l’eau fait l’objet de tensions en termes de représentations ville/campagne et de gouvernance (voir les travaux de la plateforme d’observation des projets et stratégies urbaines (POPSU), La métropole coopérative et ses ressources(nouvelle fenêtre)).
Le département demeure toujours aujourd’hui un acteur essentiel dans les orientations stratégiques en matière d’eau. En effet, il revendique son rôle d’aménageur et de protecteur de la biodiversité, qui lui confère une place de choix pour accompagner la bonne gestion de la ressource. Avec l’appui des Agences de l’eau, il accompagne les petites collectivités, les villes moyennes, les intercommunalités rurales pour financer des investissements. Nombre d’acteurs y compris métropolitains considèrent la nécessité d’une gestion à l’échelle départementale, sans pour autant que le département n’apparaisse comme instance idoine.
Cette gouvernance semble se dessiner et s’incarner en revanche dans le SMEGREG, reconnu par l’État en 2015 en tant qu’établissement public territorial de bassin pour les nappes profondes de Gironde. Il apparaît en effet comme un acteur clé de la gestion et du partage de la ressource entre territoires. Financé et gouverné par la métropole, le département et des syndicats péri-métropolitains, son rôle d’expert sur la question des nappes profondes est mis à contribution dans la médiation interterritoriale sur l’eau comme bien commun. Son rayon d’action, son caractère scientifique objectif et son mode de fonctionnement qui le placent à équidistance des divers intérêts, permettent de considérer la ressource à l’échelle territoriale. Une gouvernance plus transversale est ainsi esquissée et assure une montée en compétences d’acteurs jusqu’alors plutôt à la marge de ces questions techniques (chargés d’urbanisme, élus, citoyens).
Le projet de champ captant des Landes du Médoc
Face au constat d’une surexploitation de certaines ressources qui alimentent le territoire en eau potable, la CLE arrête dans le SAGE nappes profondes une stratégie de retour à l’équilibre, qui repose sur des substitutions de ressource et sur une politique prioritaire d’économies d’eau et de maîtrise des consommations. L’efficacité de cette politique a permis d’accueillir 300 000 habitants supplémentaires en 20 ans sans augmenter les prélèvements pour l’eau potable dans le milieu naturel. En matière de substitution, le premier projet structurant en cours de mise en œuvre est celui du champ captant (territoire regroupant des ouvrages de captage d’eau potable souterraine dans une même nappe) des Landes du Médoc, porté par Bordeaux Métropole, qui devrait être mis en service en 2029 après 30 ans d’études, 10 ans de concertations et de négociations.
Dès la délibération du conseil communautaire en 2013, le projet suscite un conflit entre ses commanditaires et les acteurs locaux (élus, associations et exploitants forestiers). Il prévoit la réalisation de 14 forages distants a minima d’un kilomètre les uns des autres qui permettront de distribuer, en substitution à des prélèvements à l’Éocène (aquifères datant de -56 à -34 millions d’années), 10 millions de mètres cubes d’eau par an via un système d’acheminement (une canalisation d’adduction d’environ 30 km), à plus de 900 000 Girondins, soit les deux tiers de la population départementale. Tous les Girondins bénéficient du projet directement, en recevant de l’eau de l’Oligocène (de -34 à -23 millions d’années), ou indirectement en poursuivant leur prélèvement dans l’Éocène. Les principaux destinataires de cette eau sont les habitants métropolitains et 8 syndicats d’eau voisins. Le coût global de l’opération s’élève à près de 100 millions d’euros, cofinancés par Bordeaux Métropole, l’agence de l’eau, le département de la Gironde et les syndicats d’eau.
La production, l’adduction et l’assainissement de l’eau nécessitent des ouvrages techniques spécifiques et des cadres de pensées qui dépassent les périmètres administratifs des communes. Ces projets incitent les acteurs à dialoguer pour mutualiser une ressource, des équipements, des compétences et tendre vers une économie d’échelle notamment sur le rendement des réseaux. Des interconnexions des réseaux d’eau potable entre communes et syndicats d’eau potable existent depuis longtemps afin de procéder à la vente en gros, au dépannage, à sécuriser une alimentation en eau en cas de pollution ou de crise. Depuis ces dernières années cependant, une intensification des coopérations entre territoires métropolitains et périphériques s’applique dans plusieurs domaines (déchets, alimentation, santé, air, eau). Le « concept d’interterritorialité », mobilisé par le géographe Martin Vanier, décrit dès lors le fonctionnement de plus en plus inclusif des territoires vis-à-vis d’une ressource en tension à fort enjeu.
Quels sont les résultats et les difficultés des coopérations autour de l’eau ?
Des représentations ville/campagne fortement ancrées
La mise en œuvre de la coopération entre Bordeaux Métropole et les territoires médocains n’a fait qu’exacerber des divisions, liées à des oppositions anciennes entre villes et campagnes, urbanité et ruralité. Le paysage girondin, partagé entre des territoires littoraux touristiques, de larges espaces viticoles et forestiers et une urbanisation en croissance, est propice à favoriser des images clivées. Des représentations des urbains qui « viendraient profiter du rural, de la plage, prélever l’eau et les champignons des campagnes » contre des ruraux qui « bénéficieraient gratuitement des avantages métropolitains », ont la vie dure. Des figures telles que celles de « l’ogre métropolitain » ou de la « métropole prédatrice » ressurgissent dans les récits qui entourent les coopérations.
Cependant, on observe ici l’apparition d’organes régulateurs/négociateurs issus des réformes de la gouvernance locale, qui contribuent à réunir des acteurs diversifiés autour d’un même objet et à rendre des enjeux techniques plus abordables car reliés à d’autres domaines d’activité. Pour exemple, le parc naturel régional (PNR) Médoc récemment créé, situé à cheval entre la ville et le littoral Atlantique, interpelle les acteurs au sujet de la nature, de la qualité de l’air, du tourisme, de l’eau, de l’économie des territoires. Ces mêmes acteurs se rencontrent à la CLE et au comité de suivi du projet de champ captant, ce qui peut simplifier les échanges interterritoriaux.
Des connaissances techniques au défi des changements politiques
Les mandats politiques et le renouvellement régulier des personnes en charge du Champ captant ne favorisent pas la mise en place d’un dialogue sur le long terme entre les parties. Les différences de taille et de moyens en termes d’ingénierie territoriale entre la métropole et les plus petites collectivités médocaines impliquent un déséquilibre de la connaissance technique, déséquilibre pour partie à l’origine de formes de défiance de certains acteurs locaux.
Une nouvelle gouvernance de l’eau basée sur la coopération
La ressource en eau est stratégique dans le développement de la métropole bordelaise, qui souhaite donc maîtriser directement sa ressource comme elle le fait déjà sur ses points de prélèvements existants. Le projet médocain a nécessité de développer de nouvelles compétences en termes de concertation. La mise en œuvre d’une gouvernance originale, interterritoriale, multi-acteurs orchestre le partage de connaissances, dans une volonté affichée de transparence.
En tant que maître d’ouvrage, la métropole met actuellement en place un observatoire du projet de Champ captant qui assurera le suivi technique, scientifique et politique du projet. Une fois le projet réalisé, il accompagnera les territoires à plus long terme. L’observatoire réunit tous les acteurs, favorables ou non au projet. Siègent ainsi l’agence de l’eau Adour Garonne, le PNR, le SMEGREG, le département, les communes médocaines et les syndicats d’eau concernés, la métropole de Bordeaux, des experts scientifiques (BRGM, INRAE) et des associations (Vive la forêt, Sepanso). Cette plateforme devrait fournir un espace pilote de dialogue et de négociations intéressant dans la poursuite du projet de Champ captant du Médoc, qui marque un tournant pacifié dans le rapport entre métropole et territoires voisins. Une mutation semble donc s’opérer dans la construction des décisions politiques, plus encline à la collégialité. De là à fabriquer un récit de l’interterritorialité bordelaise, l’art de la négociation et de la diplomatie dans le temps long devra ici faire son œuvre.
Les auteurs remercient Sylvie Cassou-Schotte (Vice-Présidente Bordeaux Métropole déléguée à l’Eau et l’Assainissement), Nicolas Gendreau (dir. Régie de l’Eau Bordeaux Métropole), Bruno de Grissac (dir. du SMEGREG, EPTB des Nappes profondes de Gironde) et Vincent Schoenmakers (urbaniste – planification, A’Urba) pour le temps accordé en entretiens.