L'étonnant laxisme de l'État face à la colère des agro-industriels

L’État réprime durement les manifestants écologistes, mais ne touche pas aux mobilisations d’agriculteurs productivistes. La preuve en trois exemples.

« Des volontés de manifestations extrêmement violentes contre les forces de l’ordre et contre les symboles de l’État. » Tels ont été début avril les mots du ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin pour décrire la mobilisation prévue les 22 et 23 avril prochains contre le projet d’autoroute A69, entre Toulouse et Castres. Une déclaration qui sonne comme un énième avertissement aux opposants à ce projet et aux Soulèvements de la Terre, l’un des organisateurs de l’événement.

Comme pour la mobilisation contre les mégabassines à Sainte-Soline (Deux-Sèvres) le 25 mars dernier, le scénario se répète : le gouvernement alerte sur les violences possibles, préparant les esprits à un maintien de l’ordre massif et lourdement armé. Pourtant, rien de tel quand, à l’inverse, une manifestation d’agriculteurs conventionnels ou de pêcheurs se profile. Alors que des symboles de l’État sont régulièrement visés. Trois exemples sont significatifs.

1. La FNSEA, toujours proche des pouvoirs publics malgré des manifestations destructrices

Le mercredi 22 mars, avant Sainte-Soline, entre 120 et 200 tracteurs de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) 17 ont manifesté à La Rochelle contre l’interdiction des pesticides et pour les mégabassines. Ils ont pu décharger purin et pneus usagés devant la direction départementale des territoires et de la mer sans que cela ne soit considéré comme une atteinte à un symbole de la République. Ils ont même été reçus par le préfet.

À l’occasion de cette manifestation, pneus et fumier ont également été déversés devant la mairie de L’Houmeau, dont le maire souhaite racheter des terres pour y faire du maraîchage biologique. « Ce n’était qu’un premier avertissement. S’il faut séquestrer le maire dans sa mairie, nous le ferons », menaçait à cette occasion Sébastien Brochet, président de la FNSEA pour le canton de La Rochelle, dans le journal Sud Ouest. Une autre mairie, celle de Nieul-sur-Mer — dont le maire a réclamé un moratoire sur le pesticide prosulfocarbe — a eu droit au même traitement.

Les démonstrations de force sont un classique des manifestations d’agriculteurs de la FNSEA. En février dernier, à Mont-de-Marsan (Landes), les agriculteurs laissaient derrière eux une facture de 120 000 euros de nettoyage. Toujours en février, les agriculteurs gardois faisaient un feu de vigne géant devant la préfecture à Nîmes et déversaient du fumier devant la sous-préfecture du Vigan.

En 2014, Reporterre recensait déjà les coups d’éclat du syndicat agricole majoritaire : saccage du bureau de la ministre de l’Environnement Dominique Voynet en 1999, destruction du mobilier et des ordinateurs pour 60 000 euros de dégâts à l’hôtel des impôts de Morlaix en 2004, destruction de zone humide et prise à partie des agents du parc naturel régional du Morvan en 2013… Le tout a donné lieu à des peines d’amende symboliques ou des relaxes.

Plusieurs tonnes de fumiers et d’ordures ont été déversées devant les locaux de FNE Midi-Pyrénées en février. Twitter/France Nature Environnement

L’habitude est ancrée depuis plusieurs dizaines d’années. « En 1974, Alexis Gourvennec [syndicaliste et entrepreneur agricole] déclarait : “2 000 agriculteurs qui cassent tout, c’est plus payant que 10 000 manifestants qui défilent dans le calme” », rappelait la journaliste Inès Léraud lors de la soirée de soutien aux Soulèvements de la Terre coorganisée par Reporterre. Et d’ajouter : « Depuis, à l’appel de la FNSEA, on ne compte plus les tonnes de pneus, de palettes brûlées sur la voie publique, les installations ferroviaires sabotées, les véhicules de police et de gendarmerie détériorés, les denrées alimentaires et récoltes détruites, les bâtiments officiels aspergés de lisier ou mis à sac, les fonctionnaires molestés. »

Malgré ces atteintes aux personnels et aux bâtiments de service public, les manifestations de la FNSEA ne déclenchent pas la mobilisation de milliers de forces de police et l’utilisation de milliers de grenades. Pour rappel, l’action des forces de police à Sainte-Soline a fait 200 blessés dont 40 graves selon les organisateurs. Un manifestant est toujours entre la vie et la mort, dans un état très préoccupant.

2. Protection pour les agriculteurs, pas pour les militants écologistes

Après la manifestation à La Rochelle, les agriculteurs de la FNSEA 17 ont aussi fait un crochet par le domicile de Patrick Picaud, membre de l’association Nature Environnement 17, qui mène des recours juridiques souvent gagnants contre les mégabassines. « Ils ont éparpillé pneus, gravats, fumier et tuyaux dans mon jardin », raconte-t-il à Reporterre. Sa femme, présente, a dû faire face à une cinquantaine d’agriculteurs en colère. « Ils ont aussi dit qu’ils allaient revenir brûler ma maison », indique M. Picaud. Les intimidations contre lui durent depuis 2012. Il a connu « des affiches avec [s]on portrait et un avis de recherche placardés dans les communes alentours, des pneus crevés, [s]a boîte aux lettres vandalisée, énumère-t-il. Toutes les plaintes ont été classées sans suite ». Cette fois-ci, les auteurs étaient facilement identifiables et une enquête est en cours.

Après dix ans d’intimidations, il n’a pas demandé de protection. « Ce n’est pas la peine, on met des milliers de forces de l’ordre pour défendre les bassines, mais il n’y a pas de volonté de défendre les gens qui s’impliquent. » La journaliste bretonne Morgan Large, qui s’est fait déboulonner une roue de sa voiture à deux reprises et empoisonner son chien — probables représailles à son travail sur l’agriculture industrielle —, a elle demandé une protection policière. Un simple numéro à appeler en cas d’urgence, qui lui a été refusé. Le fait que l’association France Nature Environnement ait recensé cinquante-deux cas d’agressions, d’atteintes aux biens ou de menaces contre ses membres depuis 2015 — une bonne partie émanant du monde agricole productiviste — n’a pas non plus ému le ministre de l’Intérieur.

La journaliste Morgan Large s’est fait déboulonner une roue de sa voiture à deux reprises. © AFP / Loïc Venance

En Île-de-France, les militants contre l’urbanisation du plateau de Saclay ont eux aussi pu expérimenter ce parti pris des gendarmes. Alors qu’ils distribuaient des tracts à l’entrée d’un festival organisé par les Jeunes agriculteurs — un syndicat proche de la FNSEA —, en octobre 2022, « des agriculteurs nous ont bousculé, arraché et détruit nos tracts et pancartes pour nous faire partir, sous l’œil impassible d’une vingtaine de gendarmes, raconte Sabrina Belbachir, du Collectif contre la ligne 18 et l’artificialisation des terres. Et quand on est sorti du champ, les gendarmes ont pris le relais en nous menaçant de nous accuser de trouble à l’ordre public ».

À l’inverse, la gendarmerie nationale prend soin des agriculteurs de la FNSEA. Elle a signé avec le syndicat, en 2019, une convention pour la création d’une cellule spéciale dédiée aux « atteintes au monde agricole ». Nommée Déméter, elle doit lutter contre les vols sur les fermes, mais aussi surveiller les militants antipesticides ou opposés à l’élevage industriel. Quand ses missions ont été partiellement retoquées par la justice, début 2022, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin et deux ses collègues ministres se sont même empressés de rassurer la FNSEA au Salon de l’agriculture quant au maintien du dispositif.

3. Les pêcheurs incendient le service public de la biodiversité

L’affaire a laissé les agents de l’Office français de la biodiversité (OFB) sous le choc. Le 31 mars, un incendie a dévasté les bureaux de ces fonctionnaires en charge de la protection de la biodiversité marine, à Brest. Il s’est probablement déclenché à la suite d’une manifestation des pêcheurs devant le bâtiment, la veille. « Le responsable du site a donné le chiffre de 300 fusées de détresse tirées sur notre bâtiment le 30 marsdéplorait Sylvain Michel auprès de Reporterre, représentant syndical à l’OFB. Il y en a eu des dizaines voire des centaines, dont certaines directement sur notre bâtiment, en plus d’un feu allumé en face. »

L’incendie de l’OFB à Brest, le 31 mars, a fortement affecté les personnes travaillant sur le site en partie détruit. © SDIS 29

Surtout, « la police n’a pas cherché à s’opposer et a même reçu l’ordre de laisser-faire, nous indiquait un agent de l’OFB sous couvert d’anonymat. […] Une dizaine de policiers étaient présents lors de la manifestation et avaient ordre de ne pas intervenir tant qu’il n’y avait que des dégâts matériels ». C’est pourtant la protection de biens matériels qui a, entre autres, justifié la forte mobilisation des forces de police lors de la manifestation à Sainte-Soline.

En revanche, l’atteinte à un bâtiment de la République par les pêcheurs qui défendaient le chalutage industriel n’a pas suscité de réaction de Gérald Darmanin. Le secrétaire d’État à la mer Hervé Berville est, lui, accusé d’avoir mis de l’huile sur le feu. L’association Bloom a porté plainte, dénonçant les propos « mensongers » du secrétaire d’État qui ont, selon elle, attisé la colère des pêcheurs et fait croire que les mesures de protection de la biodiversité pourraient porter préjudice à la pêche artisanale, ce qu’elle conteste.

Dans le cas des mégabassines comme de la pêche, « l’État se range du côté de ceux qui exploitent le vivant et contre ceux qui essayent de le défendre », se désespère auprès de Reporterre un agent de l’OFB.

L’étonnant laxisme de l’État face à la colère des agro-industriels