Paré de toutes les vertus par ses défenseurs, ce gaz est avant tout indiqué pour la décarbonation de l’industrie, plus que pour assurer les déplacements de tout un chacun. La production d’un hydrogène sans émission de CO2 reste en réalité bien lointaine en France.

Par Nabil Wakim et Eric Béziat(envoyé spécial à Belfort) Journal Le Monde du 27 mars 2021

L’énorme tracteur à hydrogène avance lentement dans le vaste hangar, puis accélère tout à coup, avant de stopper, faisant courir un frisson dans la foule des officiels. Au volant, tout content de son effet, le ministre délégué chargé des transports, Jean-Baptiste Djebbari, achève, ce 12 mars, une visite expresse en Bourgogne-Franche-Comté, terminant par Héricourt (Haute-Saône), siège de l’entreprise Gaussin, spécialiste des engins portuaires et aéroportuaires. Une petite heure auparavant, M. Djebbari était à Belfort, déjà au volant d’un véhicule à hydrogène – une voiturette de facteur –, fonçant dans les allées sinueuses de la préfecture. Le ministre s’apprêtait, en présence d’un aréopage d’élus, à donner un chèque de 800 000 euros à la société Mauboussin, conceptrice de petits avions… à hydrogène.

Tel un mantra, le mot est lâché : hydrogène. Dans la communication gouvernementale, comme dans celle des entreprises, ce gaz (H2, selon l’abréviation chimique) est présenté comme une solution parée de toutes les vertus pour la mobilité de demain. Si de nombreux projets prometteurs sont en cours, la route est encore longue et les résultats incertains. Combiné à une pile à combustible, l’hydrogène permet de produire de l’électricité et rejette de l’eau. Dans une voiture ou un camion, il est bien plus pratique qu’une batterie : le véhicule est électrique, mais l’utilisateur fait le plein en quelques minutes comme à une pompe à essence. Et puis la ressource est inépuisable. On peut extraire de l’hydrogène partout, par électrolyse, en faisant passer dans de l’eau du courant produit par une éolienne, des panneaux solaires.

Surtout, l’hydrogène est devenu le nouveau sésame économique d’entrepreneurs, d’élus et de responsables politiques français de tous niveaux, de tous bords et de tous les coins de France. C’est même à une extraordinaire floraison de projets de mobilité H2 que l’on assiste depuis plusieurs mois dans l’Hexagone, stimulés par l’impulsion de l’Etat et son plan Hydrogène à 7,2 milliards d’euros sur dix ans, présenté en septembre 2020.

Foisonnement de projets

Pour la seule mobilité, le ministère des transports liste 28 projets majeurs d’écosystème hydrogène soutenus par l’Etat lancés depuis moins de deux ans sur tout le territoire. Là une flotte de bus, ici des bennes à ordures, des taxis ou des triporteurs, ailleurs des navettes fluviales, ou les fameux trains à hydrogène d’Alstom achetés par quatre régions. Et c’est sans compter les dizaines de plus modestes initiatives (stations, flottes captives, démonstrateurs pédagogiques) qui éclosent un peu partout. L’observatoire de l’hydrogène Vig’Hy en recense plus de 150 en France.

Ce foisonnement est nourri par un double espoir : celui d’une revitalisation de territoires en risque de désindustrialisation et celui d’une décarbonation de l’économie française. L’hydrogène est dorénavant l’option rêvée de salariés ou de décideurs se trouvant face à des plans sociaux. C’est le cas pour les employés de General Electric, à Belfort, confrontés à une crise du marché des turbines. A Rodez, pour sauvegarder une partie des emplois du site emblématique de Bosch, en grande difficulté en raison de la baisse du diesel, une des solutions retenues est le « développement d’activités liées à l’hydrogène ». Mais cette solution, parfois brandie comme une solution miracle pour sauver des sites, est souvent présentée sans détails en termes d’emplois et de projets industriels.

L’espoir est double : celui d’une revitalisation de territoires en risque de désindustrialisation et celui d’une décarbonation de l’économie française

Retour avec Jean-Baptiste Djebbari, dans cette Franche-Comté septentrionale, mi-rurale, mi-industrielle. Le bassin automobile de Sochaux-Montbéliard y draine des milliers d’emplois, aujourd’hui solides, mais demain potentiellement fragilisés par la grande décarbonation de la mobilité. La visite ministérielle a commencé par un site de recherche de l’équipementier automobile Faurecia à Bavans (Doubs) où sont conçus et testés les impressionnants réservoirs d’hydrogène des camions ou des bus. Ces énormes pelotes de fibre de carbone et de résine sont ultra-contrôlées, car destinées à contenir un gaz hyper-explosif, comprimé à 700 bars et difficile à étanchéifier tant la molécule est petite.

« Un potentiel de 40 000 emplois en 2030 »

Ici s’ébauche un maillage industriel de l’hydrogène. Faurecia est déjà fournisseur de Gaussin, à 20 kilomètres de là, et s’apprête à développer un nouveau site, tout près aussi, à Allenjoie (Doubs), pour, entre autres, une production plus cadencée de réservoirs, avec, à la clé, 1 000 jobs créés. « L’hydrogène décarboné, c’est un potentiel de 40 000 emplois en 2030, souligne M. Djebbari. On le voit ici de manière concrète, par cette construction, brique à brique, d’un écosystème. »Article réservé à nos abonnés Lire aussi  Les premiers trains à hydrogène français bientôt sur les rails

En matière d’écosystème, la région Bourgogne-Franche-Comté, décrétée « territoire hydrogène » par sa présidente socialiste, Marie-Guite Dufay, se veut d’ailleurs exemplaire. Elle est la toute première région française à avoir commandé, le 7 mars, des trains à hydrogène. Elle s’appuie en particulier sur l’université de technologie de Belfort-Montbéliard (UTMB), pionnière en matière de recherche hydrogène. La voiturette essayée par le ministre à la préfecture en est d’ailleurs issue, tout comme une start-up locale, H2SYS, dotée, elle aussi, de 800 000 euros issus du plan de relance.

Nouvel eldorado, « or vert » du XXIe siècle… La voie de l’hydrogène semble toute tracée. Sauf que ce n’est pas aussi simple. A l’horizon, de sérieuses interrogations planent, justement sur le sujet de la mobilité. La première est celle de la capacité à disposer de volumes suffisamment importants pour les différents usages – alors que ce gaz est encore rare et cher. Aujourd’hui, la quasi-totalité de l’hydrogène est considérée comme « gris » : il est produit à partir d’énergies fossiles dans des raffineries. Il s’agit donc d’abord de le remplacer par de l’hydrogène décarboné – produit grâce à de l’électricité d’originie renouvelable ou, a minima, nucléaire –, puis d’augmenter la production pour faire face aux différents usages.

Investir dans une filière d’électrolyseurs

Dans son plan de 7,2 milliards d’euros sur dix ans, la France a décidé de donner la priorité au fait de décarboner les usages industriels de l’hydrogène, notamment le raffinage et la production d’engrais. Sur la période 2020-2023, 53 % du budget du plan seront engagés dans cet objectif (soit 1,8 milliard d’euros) – contre 27 % pour développer la mobilité (soit 900 millions). Peu visible du grand public, la décarbonation des usages industriels implique déjà de devoir produire de grands volumes de Hdécarboné : la France consomme environ 900 000 tonnes par an d’hydrogène « gris ».Article réservé à nos abonnés Lire aussi  Toyota veut s’imposer dans la voiture à hydrogène, notamment en France

Pour y parvenir, la stratégie française est d’investir dans le développement d’une filière d’électrolyseurs, l’outil qui permet de produire de l’hydrogène à partir d’électricité. « C’est une stratégie d’abord fondée sur l’amont, avant de se concentrer sur l’aval », analyse Charlotte de Lorgeril, du cabinet SIA Partners. La question de l’utilisation dans la mobilité interviendra dans un second temps, explique le gouvernement français.

« Mon inquiétude, c’est qu’on veuille utiliser l’hydrogène pour faire tout et n’importe quoi », avertit le chercheur Cédric Philibert, ancien de l’Agence internationale de l’énergie (AIE). La production d’hydrogène demande énormément d’énergie, et son utilisation n’est pas toujours la plus efficace. Ainsi, un litre d’essence contient autant d’énergie que quatre litres d’hydrogène liquéfié – et rendre le H2 liquide est un processus coûteux. Les piles à combustible ont également un rendement deux à trois fois plus faible que les batteries. « Il y a quelques usages dans le transport qu’on ne peut pas électrifier, comme le maritime, mais il faut être prudent », souligne M. Philibert, pour qui utiliser l’hydrogène pour les voitures individuelles, voire pour certains transports en camion, ne devrait pas être la priorité.

La question des coûts centrale

Conclusion : au moins dans un premier temps, les faibles volumes d’hydrogène décarboné disponibles ne pourront pas servir à tous les usages. La feuille de route énergétique française sur les dix prochaines années prévoit un fort développement de l’éolien et du solaire, mais ne prend pas un compte une éventuelle production massive d’hydrogène.

La question des coûts sera également centrale : le gaz produit ne sera compétitif qu’avec une combinaison d’un soutien public important et d’une forte taxation du carbone au niveau européen, ce qui est loin d’être acquis à court terme. La filière estime que combler l’écart des coûts entre l’hydrogène « gris » et le décarboné pourrait prendre « entre dix et quinze ans ». Enfin, certains enjeux techniques sont loin d’être résolus. En particulier, la question du transport entre les lieux de production et les lieux de consommation. L’hydrogène est un gaz qui se transporte difficilement en grands volumes : il faut le comprimer, le liquéfier ou le transformer en ammoniac, ce qui est coûteux en énergie et demande des infrastructures spécifiques.

Face à ces arguments, l’hydrogène garde ses défenseurs enthousiastes. « Je suis résolument optimiste, même pour l’usage mobilité, déclare le député (LRM)de Dordogne, Michel Delpon, infatigable chantre de ce mode énergétique. Calculons l’intégralité du bilan carbone et environnemental de la batterie et on verra que l’hydrogène est compétitif. Pour les trains, les poids lourds, les grandes routières, il n’y a pas photo. Il reste maintenant à faire baisser son coût par la massification des électrolyseurs. La France peut y arriver. Emmanuel Macron a une carte à jouer, comme quand le général de Gaulle a lancé le nucléaire. »

L’hydrogène, une solution incertaine pour la mobilité