TELERAMA :
Dans les élevages, les bêtes vivent et meurent sans avoir vu le jour. Un documentaire, à voir ce mardi sur Arte et sur arte.tv, dresse l’état des lieux effarant d’un système devenu fou.
Par Virginie Félix
Loin de la campagne de carte postale promue par le Salon de l’agriculture qui vient de fermer ses portes, avec ses broutardes au poil soyeux et ses cheptels idylliques, c’est un visage de l’élevage bien moins glamour que dessine la journaliste Caroline du Saint dans L’Usine des animaux. Celui d’un système industrialisé et déshumanisé, qui transforme chaque année 70 milliards de bêtes en produits manufacturés, élevées hors sol sans connaître le bonheur ni le pré. Un modèle en surchauffe, fondé sur l’exploitation des ressources animales pour satisfaire les besoins en protéines d’une planète toujours plus vorace et viandarde. Retour avec la documentariste sur une enquête qui touche droit à l’estomac.
Les animaux, une ressource comme les autres
« La société industrielle a fait de la nature, et des animaux, une ressource à son service. J’en ai pris pleinement la mesure le jour où Le Monde a titré en une : “Un milliard d’animaux tués chaque année en France”. J’ai d’abord cru qu’il y avait une erreur, tant ce chiffre me paraissait fou. Le fait de tuer les animaux n’est évidemment pas nouveau. Mais autrefois, l’animal était considéré comme un être vivant, élevé dans un environnement qui respectait ses besoins : en extérieur, en troupeau. Aujourd’hui, il est traité comme un matériau industriel, sans jamais voir la lumière du jour ni un brin d’herbe. On “produit” des animaux. Et d’ailleurs, aujourd’hui, les éleveurs font des BTS de “production animale”. »
Un système qui s’est emballé
« Le premier tournant a eu lieu au XIXe siècle, aux États-Unis, avec l’invention des abattoirs mécanisés multipliant de manière phénoménale la capacité de tuer les animaux. Et amorçant donc la production de masse. Après la Seconde Guerre mondiale, la période de pénurie a fait basculer l’Europe dans l’industrialisation de la relation avec les animaux, portée par l’idée de la viande pour tous. Le mouvement s’est accéléré depuis les années 1970, amplifié par le progrès technologique. On en est arrivé à enfermer des animaux dans des cages de gestation pour les faire croître, à les sélectionner génétiquement pour qu’ils aient plus de graisse. Jusqu’à en faire des bêtes dont le propre corps crée de la souffrance : des vaches aux pis si gros qu’elles n’arrivent plus à marcher, capables de produire 40 litres, voire 65 litres de lait par jour — alors qu’une vache produit naturellement pour son veau 4 à 5 litres ; des poulets obèses au torse difforme qui ne peuvent pas se déplacer — parce que les consommateurs veulent surtout des blancs de poulet. »
Plus de graisse, moins d’espace
« Aux États-Unis, dans le Wisconsin, on a pu filmer une ferme de 15 000 veaux, tous élevés dans des cages individuelles, alors que les veaux sont des êtres grégaires qui vivent en troupeau. Ces cahutes en plastique permettent de les nourrir à la chaîne de façon beaucoup plus rapide et occupent moins de surface au sol qu’un pâturage. Certaines fermes de ce type comptent même 50 000 bêtes. Un modèle de production qui arrive maintenant en France. Empiler, entasser, c’est ce qui permet la quantité. L’enjeu d’un producteur de viande est de concentrer le plus de graisse possible dans un espace le plus petit possible. Économie d’espace et gain de productivité, c’est ce qu’on voit aujourd’hui en Chine avec des fermes-usines sur plusieurs étages. Car ce mode de production, dont le marché européen commence à mesurer les aberrations, on l’exporte maintenant en Asie. »
Éleveur, consommateur, animal, tous perdants
« Ce système ne profite à personne, si ce n’est à des multinationales richissimes. Il a transformé les éleveurs en ouvriers qui ont perdu leur dignité, le sens de leur métier et sont dans un état de pauvreté inouï. Les consommateurs mangent mal, les bêtes ont des conditions de vie atroces. Pour la planète, c’est aussi une catastrophe : 90 % de la déforestation est liée à l’élevage parce que les animaux hors-sol ne se nourrissent plus de pâturages mais de soja et de maïs. Pour produire 1 kilo de viande, il faut 7 kilos de soja et de maïs. C’est une chaîne qui est dysfonctionnelle de A à Z, un système devenu complètement absurde, parce qu’il n’y a qu’une seule chose qui le gouverne : la recherche du profit. »
Le paradoxe de la viande
« Pourquoi choisit-on d’aimer les chats mais de traiter les cochons comme des choses ? C’est le fameux paradoxe de la viande : la majorité d’entre nous dit aimer les animaux mais mange des produits issus de l’élevage intensif. Alors, face à ce système devenu délétère, faut-il arrêter la viande ? Une chose est sûre, c’est qu’il faut au moins réduire la quantité que l’on consomme, si l’on souhaite sortir de ce modèle d’élevage industriel. On a construit un système reposant sur l’idée de la viande “énergétique”, qui donne des forces. Une norme sociale qui associe aussi la viande au plat de fête. Et qui est entretenue par la filière elle-même, avec des journées de la viande à l’école, des prospectus valorisant la viande chez les médecins… Mais la norme sociale, ça se discute. Et ce débat semble malheureusement aujourd’hui empêché : les lanceurs d’alerte sont encore trop souvent invisibilisés, réduits au silence, décrits comme des extrémistes, avec la création de la cellule Demeter (unité de renseignement de la gendarmerie spécialisée dans les atteintes aux exploitations agricoles, ndlr) ou des projets de lois mis en place pour essayer de les faire taire. Pourtant, se nourrir est la seule action que l’on fait plusieurs fois par jour et qui a un impact incroyable, sanitaire, financier, environnemental. En tant que citoyen éclairé, on ne peut pas accomplir un geste plusieurs fois par jour et s’en désintéresser. »