Des réserves d’eau de substitution jugées illégales par la justice continuent d’être exploitées sans que l’Etat, prompt à interdire les rassemblements des militants écologistes au nom du respect du droit, n’y trouve rien à redire, relève Stéphane Foucart, journaliste au « Monde ».
La guerre de l’eau que se livrent, en France, les grands irrigants, d’une part, et les défenseurs de l’environnement et de l’agriculture paysanne, de l’autre, est intéressante à plus d’un titre. Pas pour les images des confrontations parfois violentes, entre militants et forces de l’ordre, qu’elle occasionne de temps à autre, comme en cette fin mars autour des mégabassines de Sainte-Soline et de Mauzé-sur-le-Mignon (Deux-Sèvres) : elle est intéressante car elle jette une lumière crue sur les partis pris de l’Etat et sur l’asymétrie radicale de son action dans les situations de conflits sur l’usage de la nature et des biens communs en général. Le productivisme y semble l’emporter sur toute autre considération, qu’elle relève de la science ou même du droit.
On le sait, le principe de ces « retenues de substitution » est de stocker en surface de l’eau pompée dans les nappes phréatiques en hiver, pour la rendre disponible au printemps et en été à quelques grands exploitants. Or, on le constate aujourd’hui, la recharge hivernale des nappes n’est pas garantie. Et elle le sera de moins en moins dans un monde où le climat est toujours plus chaud, les précipitations plus irrégulières et les sols plus imperméables. Le remplissage des bassines est donc susceptible d’avoir un impact fort sur l’hydrographie locale, les écosystèmes terrestres et côtiers, l’humidité des sols, etc.
De nombreux chercheurs ont expliqué, en divers lieux et à plusieurs reprises, que ces mégabassines sont le paradigme d’une « maladaptation » au changement climatique. Au lieu d’aider les territoires et les exploitations à évoluer, elles les enferment dans l’idée dangereuse qu’il va encore être possible de maintenir des systèmes agricoles dont nul n’ignore plus qu’ils sont condamnés à brève échéance. Ces avis, répétés et jouissant d’un large consensus savant, n’ont pas changé d’un iota la position des pouvoirs publics sur le sujet.
Plus inquiétant, la justice semble n’avoir pas plus de prise sur le cours des choses. Par exemple, le barrage de Caussade, en Lot-et-Garonne. Par la signature du préfet, l’Etat l’autorise en juin 2018, en dépit des avis défavorables de l’Autorité environnementale, de l’Agence française de la biodiversité, du Conseil national pour la protection de la nature. Saisie par des opposants, la justice le déclare quelques mois plus tard illégal, mais les porteurs du projet n’en ont cure. Ils lancent les travaux.
Le barrage est construit sur une largeur de plus de 350 mètres et sur plus de 10 mètres de profondeur, détruisant une zone humide. Le tout dans une atmosphère délétère où les membres des associations de défense de l’environnement sont intimidés, menacés de mort. Aujourd’hui, France Nature Environnement recense cinq décisions de justice, de différentes juridictions, confirmant l’illégalité de l’ouvrage. Il est toujours là, avec sa retenue de près de 1 million de mètres cubes.
Hélicoptères, barrages filtrants, traceur GPS…
L’histoire des cinq mégabassines de La Laigne, Cramchaban et La Grève-sur-Mignon (Charente-Maritime), et leur 1,6 million de mètres cubes, n’est pas différente. Annulation de l’autorisation de remplissage et d’exploitation en 2009. Confirmation en appel l’année suivante. Rien à faire : les bassines sont construites et exploitées. Une nouvelle demande d’autorisation, presque identique à la première, est formulée en 2015… et accordée par le préfet. Avant que ce nouvel arrêté ne soit derechef annulé par la justice administrative en 2018, puis en 2022. Comme la retenue de Caussade, ces ouvrages sont illégaux et toujours exploités – à l’exception d’un seul, endommagé par des militants en 2021.
Ces situations sont d’autant plus choquantes que l’Etat déploie – brandissant le respect du droit en étendard – des moyens considérables pour entraver toute protestation. Interdictions de manifester, mobilisation d’hélicoptères, barrages filtrants déployés pour empêcher les rassemblements d’« écoterroristes », etc. Les forces de l’ordre utilisent pour surveiller et confondre ceux-ci des systèmes généralement réservés à l’antiterrorisme : installation de caméras devant le domicile d’un militant, pose d’un traceur GPS sous le véhicule de Julien Le Guet, le porte-parole du collectif Bassines non merci…
Ce dernier a d’ailleurs été placé sous contrôle judiciaire, avec interdiction de paraître à Sainte-Soline et à Mauzé-sur-le-Mignon. Lui sont reprochées une variété d’infractions de gravité variable, parmi lesquelles le vol d’une pelle, à l’automne 2022. Nul ne saurait contester la réalité des débordements et des dégradations matérielles qui se sont produites ce week-end autour des bassines de Sainte-Soline et de Mauzé-sur-le-Mignon. Mais la débauche de moyens dépêchés par l’Etat pour les empêcher contraste cruellement avec la tranquillité opérationnelle dont jouissent les tenants de l’agro-industrie lorsqu’ils malmènent des journalistes ou des opposants à leurs projets.
Mercredi 22 mars, pour la seconde fois, le vice-président de Nature Environnement 17 a vu sa propriété saccagée par des agriculteurs pro-bassines, des inscriptions homophobes taguées sur les murs. Son épouse a été agressée. Dans son édition du 23 mars, L’Obs publie une enquête édifiante sur les exactions dont sont régulièrement victimes les militants écologistes, souvent dans une indifférence à peu près totale.
L’Etat de droit est, paraît-il, un système institutionnel dans lequel la puissance publique est soumise au droit et où l’égalité de traitement de chacun est garantie. Que le simple rappel de cette définition puisse ces jours-ci sembler tout à coup si subversif : cela devrait tous nous inquiéter.
Stéphane Foucart