https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/08/24/plus-la-planete-se-degrade-plus-il-est-politiquement-payant-de-denier-la-situation_6292579_3232.html

LE MONDE ; Après une année 2023 à la limite maximale visée par les accords de Paris, après les douze derniers mois les plus chauds jamais relevés, après des événements extrêmes de plus en plus violents, des sols et des forêts aux capacités de stockage du carbone en baisse notable, des océans toujours aussi chauds, des espèces sauvages menacées d’extinction, l’indifférence suscitée par l’état de la planète ne laisse d’étonner.

L’environnement a été quasi absent des dernières élections européennes, puis législatives. Au-delà du seul Hexagone, le déni climatique gagne du terrain. Plus la planète se dégrade, plus il est politiquement payant de dénier la situation. Pour le premier parti de France, le Rassemblement national, le « GIEC exagère », alors même que, depuis mai, des vagues de chaleur, des inondations record, et de feux de forêt n’ont cessé d’affecter nombre de régions de l’hémisphère Nord.

Selon le président de la région des Hauts-de-France, Xavier Bertrand, les écologistes sont responsables, par leur refus de curer les cours d’eau, des inondations récurrentes. Le maire de La Bérarde impute au refus des écologistes de canaliser et de dériver le torrent communal la destruction du village par des blocs rocheux. Le ministre de l’intérieur démissionnaire, Gérald Darmanin, considère souvent les écologistes comme des « terroristes ». Non seulement on se détourne de la réalité et des avertissements émis par des scientifiques, mais encore accuse-t-on les écologistes des malheurs climatiques. Ils seraient la cause des destructions qu’ils annoncent.

Comprendre la puissance du déni

Comment comprendre un tel état de choses ? La distinction entre connaissances « saturées » et « insaturées », entre notions quotidiennes et concepts scientifiques, due au psychologue russe Lev Vygotski (Pensée et langage, Paris, La Dispute, 1997), permet par analogie de comprendre la puissance du déni évoqué. Les notions quotidiennes sont comme « saturées » par l’expérience ordinaire.

Nous en comprenons immédiatement l’usage sans pour autant les comprendre en tant que concepts, c’est-à-dire sur le plan des opérations abstraites qu’ils permettent. Un enfant utilisera quotidiennement et à la perfection la notion de « frère », sans être capable de l’expliquer dans toutes ses configurations.

Au-delà des enfants, les notions « saturées », liées à une expérience directe et récurrente, sont aisées à utiliser et s’imposent avec évidence. Il en va autrement des concepts « insaturés », comme « principe d’Archimède », « révolution » ou« exploitation ». Ce sont des concepts « insaturés » : ils ne sont remplis par aucune expérience directe, mais renvoient à d’autres concepts abstraits.

La notion saturée de « nature »

Or, en matière d’écologie s’affrontent précisément une notion saturée de « nature » – celle de notre expérience quotidienne – et un concept insaturé de « nature », rempli par divers concepts scientifiques comme « dérèglement climatique », « biodiversité », « espèces », etc. La première nous dit rigoureusement l’inverse des messages associés au second.

Selon la notion saturée de « nature », celle-ci est méchante et appelle la violence à son égard : ce sont les ronces qui lacèrent nos chairs, les grêlons ou les ravageurs qui détruisent nos récoltes, les loups qui dévorent nos brebis, la maladie qui nous terrasse, etc. De l’autre côté, c’est le dérèglement climatique qui exige de réduire nos émissions, de manger moins de viande, de changer de voiture et de ne plus prendre l’avion ; c’est encore la biodiversité qui exige que l’on protège le loup ou telle plante, etc. ; et le tout pour des raisons étrangères à nos expériences.

Pis encore, si je cultive la terre, les concepts associés à celui scientifique de « nature » semblent exiger que je renonce à tous les acquis de la modernité qui ont autant facilité mon quotidien qu’augmenté mes revenus : la mécanisation énergivore, les engrais comme les pesticides. D’un côté, j’expérimente une nature qui ne cesse de me menacer et de me violenter, de l’autre, au nom de sciences diverses, on me demande de protéger cette nature résolument hostile et agressive. Rien de plus évident alors que de penser que si nous souffrons par trop de la nature, c’est parce que les écologistes nous empêchent de nous en protéger.

Un déni mis au profit des populistes

Ils nous interdisent de curer les rivières, pour sauver les grenouilles, comme de détourner le flux rageur des torrents, pour sauver une espèce rare de bivalve. A quoi s’ajoute la spirale de la méchanceté et de la violence induite. Plus j’utilise de pesticides, plus je contribue à sélectionner des « parasites » et autres « nuisibles » virulents et résilients, et plus, en retour, il me faudra recourir à des produits plus destructeurs encore, tel le dicamba, pesticide chaque davantage utilisé…

Nous ne cessons dès lors de détruire l’équilibre lentement variable ménagé par la nature, et la rendons plus hostile et sauvage. Alors, comment sortir de cette contradiction qui aboutit à la dévastation de la planète ? Les propos compliqués, abstraits, voire incompréhensibles, des écologistes et des scientifiques ne font pas le poids face à la notion saturée d’une nature violente et proliférante, très ancrée.

Cette confrontation ne peut que conduire au déni du grand nombre, politiquement mis à profit par des populistes de tout poil et par l’industrie. Les politiques publiques doivent intégrer ce clivage, en partir et l’assumer. Il convient pour cela de revoir fondamentalement les mesures d’accompagnement des politiques de protection de la nature.

Nicolas Bouleau est professeur émérite à l’Ecole des Ponts ParisTech. Dominique Bourg est professeur honoraire de l’Université de Lausannesont. Ils sont les auteurs de « Science et prudence. Du réductionnisme et autres erreurs par gros temps écologique » (PUF, 2022).

Nicolas Bouleau (Mathématicien) et Dominique Bourg (Philosophe)

« Plus la planète se dégrade, plus il est politiquement payant de dénier la situation »