La mise en place de politiques de sobriété nécessite une métamorphose de l’économie qui va bien au-delà du plan annoncé par Emmanuel Macron et des appels des énergéticiens français à modifier nos habitudes, estime, dans une tribune au « Monde », Yamina Saheb, experte du GIEC.

On ne peut que se féliciter de l’émergence de la sobriété dans le débat public comme solution à la crise énergétique. Le concept de sobriété n’est pas nouveau, il remonte à la Grèce antique. La Thaïlande a été le premier pays à en faire la colonne vertébrale de sa politique de développement, alors que la France est le seul pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques à avoir inscrit la sobriété dans sa loi sur la transition énergétique.

Malheureusement, la vision française de la sobriété se limite à sa dimension énergétiqueet ignore les autres composantes de la sobriété identifiées dans le rapport IIIdu Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). En effet, ce rapport définit les politiques de sobriété comme étant « un ensemble de mesures et de pratiques du quotidien qui évitent la demande en énergie, matériaux, sol et eau tout en assurant le bien-être pour tous dans les limites planétaires ».

La sobriété n’est pas l’austérité ! Bien au contraire, les politiques de sobriété préservent l’accès pour tous aux services essentiels en éliminant les consommations superflues des plus aisés. Et contrairement aux idées reçues, les citoyens ne pourront avoir des comportements sobres que si, et seulement si, les politiques publiques mettent d’abord en place les solutions nécessaires pour que les activités essentielles au bien-être de tous se déroulent dans le respect des limites planétaires.

Changements structurels nécessaires

Les politiques de sobriété nécessitent de considérer à la fois les aspects dimensionnels, coopératifs et l’usage des biens et services mis à la disposition des citoyens. La sobriété dimensionnelle consiste à mettre sur le marché des produits (voitures, logements, électroménager) qui correspondent aux besoins des citoyens. La sobriété coopérative revient, elle, à mettre en œuvre une organisation collective de l’espace de façon à permettre une mutualisation importante des services essentiels – ainsi pour la mobilité grâce aux transports en commun. La sobriété d’usage vise à éliminer l’obsolescence programmée des appareils et équipements et à mieux les utiliser. Il est clair que les citoyens ne pourront agir que sur l’utilisation des appareils dont ils disposent. Par conséquent, réduire la sobriété aux changements de comportement des individus serait une erreur fatale car les citoyens sont en vérité enfermés dans les solutions autorisées par les politiques publiques.

Sans surprise, la vision de la sobriété par les patrons d’Engie, EDF et TotalEnergies se limite aux changements de comportement. Les énergéticiens français s’inscrivent dans la continuité de la stratégie bien rodée de désinformation, développée par les pétroliers américains pour détourner l’attention des pouvoirs publics des changements structurels nécessaires pour éliminer l’utilisation des énergies fossiles. La sobriété telle que préconisée par les énergéticiens français déclencherait, si les pouvoirs publics la mettaient en œuvre, une crise sociale sans précédent.

Une semaine de quatre jours de travail

En ces temps de crise, certaines politiques de sobriété pourraient avoir des effets immédiats sur la réduction de la demande en énergie et autres ressources naturelles. Le passage à une semaine de quatre jours de travail ainsi que la généralisation du télétravail, quand cette option est possible, réduiraient les besoins en énergie et en eau des bâtiments tertiaires, comme le besoin de se déplacer pour les 74 % d’actifs en emploi qui déclarent utiliser leur voiture pour les déplacements domicile-travail. Compléter ces mesures par la disponibilité et la gratuité de transports en commun fiables et sécurisés pourrait éliminer les 60 % de déplacements domicile-travail qui se font en voiture dans un rayon de moins de 5 kilomètres.

Passer de la tarification actuelle de l’électricité et du gaz, qui encourage les dépenses superflues, à une tarification protégeant celles qui sont essentielles, réduirait les consommations en électricité et en gaz des clients résidentiels aisés. Combiner ce changement de tarification avec une utilisation exclusive des fonds alloués pour MaPrimeRénov’ pour des rénovations profondes mettrait fin à l’enfermement des citoyens, en particulier les plus vulnérables, dans les énergies fossiles.

Mettre en place des politiques de sobriété nécessite une métamorphose de l’économie française qui va bien au-delà des premières lignes qui se dessinent du plan annoncé par le président de la République sur la sobriété énergétique. Il serait dommage que la France, qui a été citée en exemple sur la question de la sobriété dans le rapport du GIEC, bricole un plan de sortie de la crise énergétique qui ferait l’impasse sur les conclusions de ce rapport.

Yamina Saheb, experte internationale des politiques d’atténuation du changement climatique au cabinet d’études OpenExp et enseignante à Sciences Po Paris. Elle est l’une des auteurs du rapport du GIEC sur l’atténuation du changement climatique.

« Réduire la sobriété énergétique aux changements de comportement des individus serait une erreur fatale »