Dans un livre paru le 8 février, le scientifique britannique, qui travaille sur les effets des pesticides sur la biodiversité, alerte sur le « déclin catastrophique » des populations d’insectes qui pourraient avoir chuté de 80 % depuis une trentaine d’années.
Spécialiste mondialement réputé de l’écologie des pollinisateurs, professeur à l’université du Sussex (Royaume-Uni), Dave Goulson travaille depuis près de deux décennies sur la conservation des insectes et les effets des pesticides sur la biodiversité. Dans un livre paru mercredi 8 février (Terre silencieuse. Empêcher l’extinction des insectes, traduit par Ariane Bataille, éditions du Rouergue, 400 pages, 23,80 euros), il témoigne de l’effondrement des populations d’insectes, des causes de ce phénomène mondial et de ses répercussions catastrophiques sur les écosystèmes et la pérennité de l’agriculture.
Comment caractériser le déclin actuel des insectes ?
Il y a d’importantes lacunes de connaissances dans de nombreuses régions du monde, en particulier pour les espèces les moins connues. Mais en ce qui concerne les insectes pour lesquels nous avons des données sur le long terme, nous constatons dans la grande majorité des cas un déclin rapide. L’étude de la Krefeld Entomological Society [publiée en 2017 et portant sur une soixantaine de zones protégées d’Allemagne] est la plus souvent citée et indique un déclin de 76 % de la biomasse d’insectes volants entre 1989 et 2016.
Si ce chiffre est exact, alors nous faisons face à un déclin catastrophique. De manière globale, la vitesse de cet effondrement est l’objet de débats entre scientifiques. L’estimation la plus conservatrice est probablement que les insectes disparaissent à un rythme de 1 % à 2 % par an. Cela paraît peu de choses, mais à l’échelle d’une vie humaine, c’est absolument considérable.
Or nous avons besoin d’eux. D’abord, ils constituent l’essentiel de la biodiversité avec plus de 70 % de toutes les espèces connues. Ensuite, ils servent de nourriture à une grande partie des oiseaux, des chauves-souris, des amphibiens, des reptiles, des poissons d’eau douce… Si les insectes disparaissent, tout le reste disparaît avec eux. Ils sont comme le carburant de la vie, le lubrifiant des écosystèmes.
Ils recyclent les nutriments dans les sols et permettent de les garder en bonne santé, ils pollinisent les plantes sauvages et les cultures, et ce seul service est simplement vital pour l’espèce humaine… Nous pourrions avoir déjà perdu près de 80 % de la biomasse des insectes, je pense que c’est l’aspect le plus terrifiant de cette histoire : tous ceux qui ont un certain âge ont assisté au cours de leur vie au plus grand déclin de la biodiversité depuis soixante-cinq millions d’années. Cela se produit maintenant.
Comment une telle catastrophe a-t-elle pu passer si inaperçue ?
Nos souvenirs sont très inconstants, surtout lorsqu’il s’agit de choses qui disparaissent lentement. Chaque année, il y a un peu moins de bourdons, un peu moins de papillons. Vous ne le remarquez pas vraiment. La plupart des gens sont complètement inconscients de ce qui se passe autour d’eux, outre que la plupart sont plutôt contents de ne plus avoir à nettoyer leur pare-brise après un trajet en voiture.
Quels seraient les principaux leviers pour enrayer cet effondrement ?
Celui-ci a beaucoup de causes différentes. Les insectes sont assez résistants, mais si vous détruisez leur habitat, empoisonnez leur nourriture, introduisez des pathogènes étrangers, que vous affectez leur cycle de vie avec la pollution lumineuse, il n’est pas surprenant qu’ils ne puissent pas faire face à cette « tempête parfaite ».
Je pense que le facteur majeur est la perte des habitats au profit de l’agriculture intensive accompagnée de tous ses pesticides. Ce processus est probablement le plus grand moteur. D’autant que l’on retrouve ces produits partout. Une étude allemande qui vient d’être publiée montre qu’on retrouve au moins une substance pesticide dans chaque échantillon d’air, y compris dans les parcs nationaux et les régions les plus éloignées des zones d’agriculture industrielle. Tout cela se redépose ensuite dans les écosystèmes. Ainsi, tout le concept de réserves naturelles, auquel nous sommes si attachés et que nous considérons comme la clé de voûte des stratégies de conservation, ne semble pas vraiment fonctionner. Et c’est inquiétant, parce que si cette stratégie est fatalement défectueuse, alors nous avons un gros problème.
Et en plus de cela, le changement climatique commence à se manifester. Dans le passé, lorsque le climat changeait, les insectes pouvaient se déplacer progressivement pour s’adapter. Aujourd’hui, leurs habitats sont trop fragmentés pour que cela soit aussi simple. Préserver les insectes dans des petites îles isolées ne fonctionne pas sur le long terme.
Et pourquoi est-il si difficile de lutter contre les pesticides ?
Nous savons tous pourquoi c’est difficile : parce qu’il y a beaucoup d’argent en jeu. Et il y a un lobby très puissant qui dépense des millions ou des dizaines de millions d’euros chaque année pour tenter d’influencer les décisions publiques à Bruxelles, à Londres, à Washington, et entraver toute législation qui réduirait l’utilisation des pesticides, donc leurs marges. Contrer ce lobbying nécessiterait une révision fondamentale de notre système politique, ce que je ne vois pas advenir. C’est pourtant le cœur du problème.
Vous-même, scientifique, avez-vous été confronté à des pressions ?
Pendant longtemps, mes recherches étaient très peu controversées. Je n’ai commencé à travailler sur les pesticides qu’il y a environ treize ans. Avant cela, j’étudiais le déclin des bourdons et je me concentrais principalement sur ce que nous pouvions faire pour maintenir leurs populations en aménageant des bandes enherbées et en plantant des fleurs, par exemple. Si vous dites que nous devrions planter plus de fleurs, tout le monde est d’accord.
Mais la première fois que nous avons publié des travaux sur les néonicotinoïdes en 2012, ça a été un choc. Un retour de bâton. Soudain, toutes sortes de tactiques ont été utilisées pour nous accuser d’inventer des données, d’être militants ou de toucher de l’argent d’organisations environnementales. Sur Internet, ces trolls s’en sont pris à nous, personnellement. Il faut s’endurcir car c’est très désagréable et déprimant à vivre.
Le lobbying passe aussi par des stratégies plus sophistiquées comme faire publier dans des revues à comité de lecture des recherches douteuses, qui ne trouvent jamais aucun effet négatif à ces produits. Cela contribue à semer la confusion et le doute sur la force des preuves, sur la réalité du consensus scientifique.
Vous venez de publier une nouvelle étude sur l’impact des pesticides dans les jardins…
Au Royaume-Uni, des milliers d’amateurs comptent les oiseaux dans leur jardin toutes les semaines et enregistrent les données. Nous avons envoyé un questionnaire à ces volontaires sur leur utilisation de pesticides. Ce qui en ressort n’est pas surprenant : vous verrez plus d’oiseaux dans votre jardin si vous aménagez des habitats favorables à la vie sauvage et si vous n’utilisez pas de pesticides.
Les effets les plus importants des pesticides semblent concerner les moineaux domestiques, une espèce qui a subi un déclin massif au Royaume-Uni, sans que personne ne sache vraiment pourquoi. Cela semblait être une espèce robuste et adaptable, qui prospère autour des humains, et pourtant ils ont disparu soudainement. Les pesticides peuvent faire partie de l’explication.
Les actions individuelles, à l’échelle de son jardin par exemple, ont-elles réellement un impact ?
En Europe, la plupart des terres ne sont pas des jardins. Tant que les terres agricoles seront hostiles à la vie, nous ne changerons pas radicalement la trajectoire d’érosion de la biodiversité. Mais encourager les gens à s’occuper de la faune chez eux a deux fonctions. D’abord, cela contribue un peu à soutenir la biodiversité : il y a 22 millions de jardins privés au Royaume-Uni, qui couvrent 400 000 hectares. Si nous pouvons influencer positivement la façon dont ils sont gérés, ce ne sera pas complètement insignifiant.
« L’Europe a une stratégie “De la ferme à la fourchette” que le lobby de l’industrie fait de son mieux pour ne pas mettre en œuvre »
Ensuite, cela donne aux gens le sentiment de pouvoir agir. Nous ne sauverons pas la planète par l’action individuelle, mais si nous voulons influencer les politiciens, nous devons convaincre les électeurs. Si tous les jardiniers votaient pour des hommes politiques « verts », ce serait une autre façon de remporter la bataille !
Et en ce qui concerne l’agriculture, le modèle dominant évolue-t-il ?
L’Europe a une stratégie « De la ferme à la fourchette » [adoptée en 2021 et visant notamment à réduire de moitié le recours aux pesticides dans l’Union d’ici à 2030] que le lobby de l’industrie fait de son mieux pour édulcorer et ne pas mettre en œuvre. Au Royaume-Uni, le gouvernement vient d’introduire un nouveau programme agro-environnemental qui a du potentiel. Au moins, les gouvernements européens commencent à reconnaître que le système actuel n’est pas soutenable, même si les changements sont bien trop lents et largement insuffisants. Mais hors d’Europe, rien de bon ne se met en place.
Pourtant, la disparition des pollinisateurs menace la production agricole… Cet argument ne suffit-il pas ?
J’ai utilisé cet argument tant de fois… Je deviens de plus en plus dubitatif quant à son efficacité. Personnellement, je ne me soucie pas des insectes et de la faune en général parce que je m’inquiète du prix des amandes ou de mon approvisionnement alimentaire. Je m’en soucie parce que je les trouve beaux et fascinants ! A bien des égards, je pense qu’il est plus facile de capter l’imagination des gens en leur expliquant à quel point les insectes sont étonnants plutôt qu’en les assommant à propos de leur importance pour l’agriculture. J’essaie d’inspirer de la joie, un peu de respect pour la nature. Lire aussi (en 2021): Article réservé à nos abonnés Même dans les zones protégées, les insectes sont exposés aux pesticides
La plupart des gens sont aussi d’accord avec l’idée que nous avons un devoir moral à en prendre soin. Dans Independence Day [film de Roland Emmerich, 1996], personne n’a besoin d’expliquer que les extraterrestres qui veulent nous exterminer pour s’emparer de toutes les ressources de la planète sont les méchants du film. Mais les méchants, c’est nous, n’est-ce pas ? Quand on arrive dans une forêt tropicale et qu’on la rase, du point de vue d’un orang-outan ou d’un papillon à ailes d’oiseaux, nous sommes tout aussi mauvais que ces aliens.
Le système éducatif a-t-il un rôle à jouer ?
J’adorerais que les enfants en apprennent davantage sur la nature à l’école, et c’est facile : ils adorent les bestioles qui donnent la chair de poule ! Globalement, les enfants ne comprennent pas comment le monde fonctionne, c’est pourtant tellement important. Mais on n’a pas le temps d’attendre qu’ils deviennent premier ministre ou président, parce qu’il sera déjà trop tard.
Nous devons aussi toucher les décideurs d’aujourd’hui. Si l’on pouvait téléporter Emmanuel Macron et les autres dirigeants dans une prairie fleurie et leur demander de rester vingt minutes à quatre pattes à regarder des sauterelles, des abeilles ou des papillons, ça changerait le monde. Je parie qu’aucun d’eux n’a jamais passé du temps à genoux à communier avec le monde des insectes. C’est pourtant tellement génial ! Quiconque s’assoit un moment dans l’herbe est assez vite fasciné, mais beaucoup passent leur vie entière sans jamais regarder.
Stéphane Foucart et Perrine Mouterde